La légende raconte qu’en 1906, St John Harmsworth, fondateur et propriétaire de la marque Perrier, alors alité suite à un sévère accident d’auto, se met à rêver la silhouette de ses futures bouteilles. Les haltères à la forme galbée des massues de jonglage indiennes qu’il soulève chaque jour dans le cadre de sa rééducation lui en inspirent les courbes généreuses, le cou fin et la large panse. “La couleur verte apporte quant à elle une notion de naturalité, un côté vibrant, rafraîchissant. Peu employée par les autres marques, elle a permis à Perrier de se singulariser”, ajoute Paul Cordina, responsable de la communication internationale de la firme. Depuis, reconnaissable entre mille, sa silhouette n’a quasiment pas évolué. Jusqu’à maintenant.
À lire aussi : Le design japonais peut-il changer nos voyages en TGV ?
Philippe Starck, accro aux bulles
Pour Paul Cordina, le 160e anniversaire de la marque est le prétexte idéal pour secouer les choses. “Je voulais qu’un créatif glorifie notre bouteille, lui rende hommage.” C’est décidé : pour la première fois de son histoire, un designer repensera l’éternel écrin. Le candidat idéal est tout trouvé. “A titre personnel, j’admire beaucoup le travail de Philippe Starck, avoue Paul. Et nous voulions un créateur contemporain majeur, un français dont le nom rayonne à l’international, comme Perrier.”
Paul n’est pas le seul enthousiaste. “J’ai ressenti la même chose que si on me demandait de réinterpréter la Tour Eiffel !, s’exclame le designer. Quand on est punk comme moi, on est très honoré d’être invité par Perrier à revisiter ce symbole mondialement connu, profondément français et si sentimental. Car on aime tous Perrier pour la même raison : parce qu’il a toujours été là.” Néanmoins, pas question de tout transformer, cette intervention doit se faire en toute subtilité, histoire de ne pas “perdre le consommateur” comme l’explique Paul Cordina. Changer sans rien changer, en somme. Un postulat partagé par Philippe Starck : “Ça aurait été une sottise de changer la silhouette du flacon ! Il est crucial de respecter les icônes – elles sont si rares.”
Philippe Starck a toujours été fasciné par les bulles de cette eau gazeuse, qui constituent pour lui “une multitude de petits miracles optiques et scientifiques de réfraction et de diffraction. Chaque nanosphère reflète le monde et vous-même.” Désireux de magnifier ces globes minuscules, il épure la bouteille et, inspiré par la lentille de Fresnel qui fête cette année son bicentenaire, imagine des stries horizontales taillées dans le verre. Le flacon Perrier + Starck est née. “Je suis marin depuis toujours et comme tous les marins, j’ai un immense respect pour les phares. Toute ma jeunesse, ma mère m’a emmené en visiter. On se demande comment ces tours peuvent, grâce à cette lentille, porter si loin la lumière et ainsi sauver des vies. Les vagues permettent par ailleurs de rendre le flacon plus ergonomique. Je peux ainsi rendre service aux personnes âgées, rhumatisantes et aux bambins, à ceux à qui on ne pense jamais.”
Le créateur se souvient de ses tendres années, de ses petites mains d’enfant peinant à empoigner le précieux flacon. Il se rappelle les déjeuners dominicaux chez sa grand-mère, où il sirotait du Perrier servi dans une coupe, imitant les invités préférant le champagne, créant ainsi une confusion dans son esprit. Starck n’est pas le seul à jouer sur le côté festif des bulles et le slogan “le champagne des eaux de table” est introduit dans les années 30 lorsque St John Harmsworth s’intéresse (enfin !) au marché français. Car, si le docteur Perrier, directeur médical officiel de la source bouillonnante des Bouillens – devenue Perrier à la création de la société en 1906 – a réussi l’exploit d’embouteiller son eau gazeuse, son Britannique de propriétaire, qui a eu la brillante idée de la faire sortir de la cure, a préféré l’implanter sur les tablées royales d’outre-Manche avant de s’intéresser à sa terre d’origine. Il paraît même que Sir Thomas Lipton aurait fait découvrir le Perrier à Edouard VII. D’autres images montrent ce dernier et Winston Churchill attablés, bouteille de Perrier à proximité.
Perrier et l’art : tout une histoire
Pour asseoir sa notoriété, Perrier met rapidement un pied dans le monde de l’art et multiplie les collaborations. Tout au long de son histoire, la pétillante n’a cessé de faire appel à des figures emblématiques de la création. Dès 1936, Jean-Gabriel Domergue donne le ton avec sa “Perrier girl”. Plus récemment, Salvador Dali, Bernard Villemot ou encore Andy Warhol ont joué les affichistes pour la boisson française et Jean-Paul Goude a mis tout son génie dans un film publicitaire rugissant qui s’est imprimé sur les rétines des plus de 30 ans (1990). Quant à l’artiste pop japonais Takashi Murakami, il appose en 2020 ses marguerites tout sourire et ses personnages colorés sur l’écrin sapin, sans pour autant en altérer les lignes emblématiques.
Si Starck s’est investi corps et âme dans l’exercice, envoyant à Paul Cordina dessins et lettres manuscrites, le projet n’a pas été un long fleuve tranquille, malgré l’apparence simplicité du flacon final, proposée en édition limitée dans quelques points de vente triés sur le volet – d’abord à La Grande Epicerie de Paris, puis dans certains magasins Monoprix et Auchan, et dans une poignée d’hôtels et cafés. “Le brief était si précis qu’il n’a cessé d’évoluer et de se contredire. J’ai dû m’imposer, expliquer aux ingénieurs qu’ils devaient faire preuve de plus d’ouverture d’esprit et arrêter de dire non malgré leurs contraintes de production. Ce projet fait sans doute partie des plus complexes auxquels je me suis confronté. Il est beaucoup plus simple d’aller dans l’espace que de dessiner une bouteille Perrier : la station spatiale m’a pris 10 fois moins de temps à réaliser”, conclut Philippe Starck, hilare.
À lire aussi : Les 10 designers français à connaître absolument