Un choc esthétique brutal. Quand la Française Léa Namer se rend pour la première fois au Sexto Panteón, elle est fraîchement diplômée de l’École nationale d’architecture de Paris la Villette. Hasard (ou prédestination ?) semble l’avoir menée vers ce lieu chargé de sacralité qui chamboule la jeune femme jusque dans sa chair. Elle se prend de passion pour cette œuvre monumentale, à tel point qu’elle lui dédie un livre, Chacarita Moderna : La nécropole brutaliste de Buenos Aires (aux éditions Buildings Books). Rencontre.
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Une découverte bouleversante
« Le ciel a comme explosé, se souvient Léa Namer, architecte et auteur de Chacarita Moderna (aux éditions Buildings Books). Mon estomac, mon cœur et mon corps m’ont dit que ce que je venais de découvrir était exceptionnel, un objet que je ne comprenais pas, mais qui pourtant me fascinait. » Nichée au cœur du cimetière de Chacarita à Buenos Aires, Sexto Panteón est une gigantesque nécropole de 9 hectares qui descend sous terre sur deux niveaux. Un site qui concilie architecture fonctionnelle et caractère sacré.
« Je ne savais pas si j’avais devant moi une ville préhispanique oubliée ou bien une œuvre des années 1950, remarque-t-elle. J’avais l’impression d’être invitée dans un royaume des morts, de pénétrer les enfers au sens mythologique du terme. Une impression renforcée par les sons inhabituels du lieu, des lumières aussi ». Cette évocation de passage vers un au-delà inquiétant est mise en scène notamment grâce aux circulations verticales en sous-sol composées de neuf volets d’escaliers. « Une fois en bas, on se retrouve dans un dédale, avec une sensation de se perdre, comme si l’on passait du mythe d’Orphée au Minotaure, appuie Léa Namer dans un élan passionné. Dès que l’on s’éloigne des puits de lumière ou des patios, la peur nous transperce. »
Néanmoins aucun mythe n’existe autour de ce monument funéraire. « Mes amis architectes argentins ne connaissaient même pas ce lieu et n’y voyaient aucun intérêt, aucune magie, s’étonne la jeune femme. À la bibliothèque de la société centrale des architectes, je me suis rendue compte que c’était un projet très peu étudié, il n’y avait qu’une seule publication datant dessus, datant de 1961 ».
Une figure oubliée de l’architecture argentine
Contrainte de rentrer en France pour se consacrer à ses derniers projets, la Française poursuit ses recherches à distance. Elle parvient tout de même à faire resurgir le nom de la conceptrice du Sexto Panteón, Ítala Fulvia Villa (1913-1991), l’une des premières femmes architectes et urbanistes d’Argentine, pionnière du modernisme sud-américain. « Je suis émerveillée qu’une femme soit dernière tout ça. »
En 1949, la municipalité lance en effet la construction de cette nécropole souterraine composée de 150 000 sépultures, un monumental cimetière de style brutaliste qui devient ainsi la première et la plus vaste expérimentation d’architecture moderne appliquée à ce domaine. Ítala Fulvia Villa s’entoure alors d’une équipe pluridisciplinaire et dirige six architectes, ainsi que des ingénieurs et des paysagistes.
Une fois diplômée, Léa Namer amorce Chacarita Moderna, un projet de recherche sur cette nécropole dont la réflexion porte sur le rapport des sociétés contemporaines avec la mort et les cimetières. Après trois expositions, elle entreprend la rédaction de son ouvrage, Chacarita Moderna : La Nécropole Funéraire de Buenos Aires, paru en juin 2024 aux éditions Building Books, qui traite de l’héritage de cette utopie moderne mais aussi d’une relecture féministe de l’histoire de l’architecture.
« J’ai pris la forme du journal intime pour expliquer les différentes étapes de la démarche, développe l’autrice. J’ai aussi voulu donner la parole aux travailleurs du cimetière, mes seules rencontres lors de mes recherches sur place, des personnes d’une grande sagesse qui étaient la véritable mémoire du lieu. J’avais envie de les faire parler de la mort et leur perception de l’architecture ». Sa prochaine étape : en réaliser un film documentaire.
Un combat pour faire reconnaître le Sexto Panteón
Aujourd’hui, certaines galeries du Sexto Panteón, vieux de 70 ans, ne sont plus praticables, et l’on n’y enterre plus en raison d’infiltrations d’eau. Le lieu est resté des années durant assez mal perçu par la population qui peine à apprécier cette architecture brutaliste. « Le Sexto Panteón est un mastodonte à entretenir, et se pose aujourd’hui la question de la rénovation du site », avertit Léa Namer. Si rien n’est fait, l’ouvrage menace de dépérir pour devenir à terme une ruine au milieu du cimetière. « Cela ne lui irait pas si mal, j’aime bien son esthétique de ruine. »
Pourtant, la chercheuse veut croire en sa préservation. Pour cela, Léa Namer s’est battue : « J’ai contacté les autorités pour faire protéger l’édifice au niveau de la ville. Des sénatrices ont permis d’inscrire Sexto Panteón dans les bâtiments classés de Buenos Aires ». Une première étape avant une protection à l’échelon de la région, du pays et pourquoi pas un jour à l’UNESCO.
« J’ai été épaulée par des groupes d’architectes féministes qui revendiquent la réhabilitation de femmes oubliées dans l’histoire de l’architecture, elles sont des soutiens depuis le début du projet de recherche. ». Depuis le début de son enquête, une ferveur est née pour reconnaitre la figure d’Ítala Fulvia Villa, et elle progresse avec le temps. Un combat féministe en passe d’être gagné.
> « Chacarita Moderna : La nécropole brutaliste de Buenos Aires« , de Léa Namer, avec des textes de Léa Namer et d’Ana Maria León. et des photos de Federico Cairoli, 35 € aux éditions Building Books.
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