Trente-cinq ans après la chute du mur, Berlin a conservé le goût de la liberté de pensée, de la diversité, de l’exploration artistique et des collectifs qui l’ont labellisée ville phare pour créatifs. Et ce, en raison de la place qu’elle a su laisser à la culture alternative, ainsi que du nombre d’espaces vacants bon marché qu’elle offre, ou plutôt qu’elle offrait alors.
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Sophistication radicale
L’humeur underground qui a suivi la réunification persiste, mais se teinte aujourd’hui plus souvent de conscience environnementale, comme en atteste la mise à disposition au public du vaste champ de l’ex-aéroport, Tempelhofer Feld.
Sur la scène de ce que les Anglo-Saxons rassemblent sous le terme « hospitalité », de nouveaux lieux distillent dorénavant dans Berlin un séduisant cocktail de fraîcheur et de raffinement, et invitent à découvrir la ville sous une tout autre lumière.
À l’ouest, il y a du nouveau. À Charlottenburg, le couple d’architectes Grüntuch Ernst a opéré un délicat exorcisme architectural en transformant les cellules d’une ancienne prison pour femmes et ex-tribunal en un hôtel au charme fou.
Avec ses bâtiments en briques cachés dans des cours successives noyées de verdure, son bar à cocktail et restaurant Lovis, l’hôtel Wilmina, membre on ne peut plus justifié de la chaîne « Design Hotels », est l’un des plus beaux secrets de la ville.
À l’ouest toujours, cette icône de l’architecture moderne qu’est la Neue Nationalgalerie, construite entre 1963 et 1968 par Ludwig Mies van der Rohe et restaurée par David Chipperfield, est acclamée depuis que Klaus Biesenbach, son actuel et remuant directeur (ex-PS1 à New York et MOCA à Los Angeles), y déroule une programmation audacieuse et inclusive.
De là, on rejoint ce poumon vert qu’est Tiergarten et son zoo, sur lequel certaines chambres de l’hôtel 25hours Bikini Berlin offrent une parfaite vue plongeante. Ou encore Potsdamer Strasse, où le concept-store d’Andreas Murkudis a entraîné dans son sillage les galeries Esther Schipper, Max Hetzler ou Schiefe Zähne, pour n’en citer que quelques-unes.
Capitale épicurienne
Certes, Berlin n’est pas une ville de mode, mais la boutique de Murkudis figure en pole position sur la liste des connaisseurs. Son impeccable sélection de vêtements, accessoires et objets pour la maison inclut même les luxueux pulls, bonnets et cardigans en cachemire tricotés à la main en Allemagne de la très confidentielle marque Wommelsdorff.
Toutes les pièces sont créées à Berlin par la styliste Anne Schramm, dont le showroom de Prenzlauer Berg est accessible sur rendez-vous. Autre exemple de sophistication berlinoise : l’hôtel Château Royal à Berlin. L’aménagement, réussi et cultivé, est signé Irina Kromayer, architecte d’intérieur et décoratrice de cinéma, et Étienne Descloux.
Le résultat ? Classique mais twisté. Élégant mais chaleureux. Cosmopolite mais radicalement berlinois. Rêvé par un couple collectionneur et céramiste à qui l’on devait déjà le restaurant Grill Royal, Château Royal est un établissement de 93 chambres – 93 œuvres artistiques y ont élu domicile – situé à deux pas de Unter den Linden et de la porte de Brandebourg.
L’hôtel occupe deux bâtiments datant de 1850 et 1910 auxquels a été ajoutée une extension signée là aussi David Chipperfield: « Il nous semblait important d’offrir aux touristes la possibilité de vivre une expérience différente de celle d’un hôtel à Milan ou à Amsterdam car, à l’heure d’Instagram, tout a tendance à se ressembler. Nous avons raisonné en termes de régionalisme, notamment en ce qui concerne les matériaux et les couleurs, nous inspirant par exemple des magnifiques carreaux des années 20 du métro, représentatifs de ce qu’on appelle l’Art nouveau allemand. Nous avons utilisé les couleurs traditionnelles de l’époque de construction du bâtiment, de même que celles des peintures de Paul Klee ou de certains expressionnistes, mais sans être nostalgique, juste en leur donnant une petite touche contemporaine », détaille Irina, rencontrée dans son agence minimale teintée de brutalisme, installée dans un bâtiment typique de l’architecture résidentielle de l’ex-RDA.
Dans la même cour, un imposant cube en béton brut, ex-centrale thermique, accueille depuis dix ans l’excellente Galerie Neu qui met à l’honneur l’art contemporain. Aller au restaurant comme si on allait retrouver des amis dans un bar pour s’y délecter de conversations et de plats simples, exécutés avec une maîtrise aussi parfaite qu’invisible, est assurément la nouvelle attitude taillée sur mesure pour le cool Berlinois.
Ouvert l’an dernier par Eva Alken, Clemens Roesch et Vadim Otto Ursus (ce dernier, passé par les cuisines de Noma à Copenhague est aussi derrière le restaurant Otto à Prenzlauer Berg), Trio a opté pour une esthétique sobre, entre le bistro et le dîner moderniste au comptoir asymétrique, aux tables recouvertes de linoléum rouge et aux suspensions industrielles de Georg Hobelsberger.
On s’y régale de plats réconfortants de qualité irréprochable avec des produits sourcés chez de petits producteurs: salade Waldorf ou Königsberger Klopse (un plat berlinois typique composé de boulettes de veau dans une sauce crémeuse aux câpres).
La cantine officielle de l’agence d’architecture berlinoise de David Chipperfield est presque voisine. Elle est ouverte à tous et on y déguste une cuisine saine faisant la part belle aux végétaux, dans la cour ombragée comme dans l’une des deux salles intérieures où les lignes pures en béton sont, en soi, une leçon implacable d’architecture.
À Prenzlauer Berg, à deux pas du showroom de l’artiste/ chapelière/designer Maryam Keyhani, qui vient de dessiner une collection de tapis pour Berberlin, on se pose au café Frieda. Chaleureux et décontracté avec ses murs tapissés d’étagères remplies de livres de cuisine et de vinyles, il propose des petites assiettes ultra-créatives, comme un tartare de bœuf aux algues, pistaches et agretti, un classique de bistro revisité.
Berlin, le rendez-vous des créatifs
La capitale allemande a toujours attiré les artistes, y compris les talents émergents que la Hamburger Bahnhof met à l’honneur chaque année via le Prix de la Nationalgalerie. Mais, fait nouveau: « Berlin est aujourd’hui devenue une ville de gastronomie », analyse Albrecht Sprenger, qui vient d’ouvrir, avec le chef Markus Schädel (à droite), un restaurant bistronomique dans une ex-vitrerie de Kreuzberg : Glaserei Bar & Grill.
Conviviaux par essence, le bar en zinc et la fine table haute qui le dédouble ont été minutieusement conçus par l’architecte Florian Köhl. La carte, simple et courte, se concentre sur l’essentiel, comme ce poulet passé au grill japonais ou ce risotto snacké au panko.
Mix de simplicité et de sophistication à la cool, là encore avec le bar à cocktails Velvet dans le quartier de Neukölln. La carte change tous les quinze jours afin de mettre en valeur le profil de chaque ingrédient saisonnier. Une implantation logique puisque Neukölln, encore relativement abordable, rassemble nombre de jeunes créatifs.
« Beaucoup de nos amis vivent comme nous dans ce quartier parfois bruyant et sale, mais aussi très beau », précise Anne-Sophie Oberkrome, l’une des deux designers, avec Lisa Ertel, du talentueux duo Studio Œ, dont Mattiazzi vient d’éditer quelques pièces. « J’habite tout près de Rixdorf. C’est le vieux quartier de Berlin et on s’y sent vraiment comme dans un village grâce aux petites maisons avec jardin. On a l’impression d’être hors du temps, même si des restaurants et des bars ne cessent d’ouvrir. »
Rattaché à Berlin-Ouest quand la ville était coupée en deux, Kreuzberg a toujours été un bastion alternatif. D’où ces lieux qui, comme The Ember Rooftop, surfent avec un certain talent marketing sur l’esprit nomade et l’apparente simplicité de la cuisine à feu ouvert: un pavillon en verre, construit par l’architecte Hinrich Baller posé le toit d’un immeuble de Wiener Strasse.
Un croisement de la culture squat et d’une expérience gastronomique – le chef et fondateur du projet Tobias Beck est, lui aussi, passé par la case Noma. Sur Oranienplatz, le restaurant ORA, installé dans une ancienne pharmacie au décor intact, ne désemplit pas. L’établissement est rattaché à la galaxie Michelberger, comme l’hôtel du même nom aménagé par Werner Aisslinger ou la distillerie MXPSM. Infusée de flash-back rétro, Berlin ne pouvait offrir qu’une place de choix au vintage.
À l’entrée de la cour où se trouve Andreas Murkudis, Brillenschatz offre une sélection pointue de montures de lunettes des années 50 aux années 90. Et Another June atteste de l’œil laser de Rainer et Ariane Stippa pour dénicher des pièces de mobilier rares, encore restées sous le radar du marché.
Succès aidant, le couple s’apprête à déménager cet automne sa boutique de Kreuzberg à Mitte. Simon Stanislawski était, en juin, l’un des dix finalistes de la Design Parade Hyères avec sa collection de mobilier et sacs, réalisée en upcyclant soigneusement la mousse polyuréthane de vieux matelas.
Le designer est aussi le cofondateur du collectif berlinois und.studio, installé à Kreuzberg, qui avait aménagé l’une des quatre chambres du projet Porta Rossa sur l’île de Kastellorizo.
Dorénavant basé entre Hambourg et Berlin, Simon confie : « J’adore Berlin. On y travaille beaucoup, bien sûr, mais on va dîner dehors pour découvrir les nouveaux restaurants ou bars, les expositions… Donc, à mes yeux, la ville a presque une vibration de vacances. » Une excellente raison de planifier au plus vite un séjour, ou au moins un long week-end, dans la belle lumière de l’été indien berlinois.
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