Les tisseuses de la Manufacture de Cogolin redoutent les jours où souffle le mistral. Le vent sec, venu du nord, dérègle la mécanique de leurs métiers Jacquard datant de 1880, faits de bois, de cordes et de poulies. Mais dans ce discret bâtiment du 6, boulevard Louis Blanc, au cœur du village varois, personne n’échangerait son outil de travail pour devenir un simple opérateur sur une machine à commande numérique.
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L’excellence au fil du temps
Dans le long atelier résonnent les coups de battants donnés par les ouvrières sur les douze métiers à bras qui semblent former une forêt mécanique. « C’est un savoir-faire unique qu’il faut sauvegarder précieusement, affirme Sarah Henry, directrice générale de la Manufacture de Cogolin. L’atelier est le cœur de l’entreprise, je ne connais personne qui ait pénétré dans cette pièce sans s’émouvoir devant ces métiers qui n’ont pas été déplacés depuis les années 30. »
Au XIXe siècle, le bâtiment abritait une magnanerie où l’on élevait des vers à soie. Il a été transformé en 1924 en fabrique de tapis. La manufacture a pris son essor en 1928, sous l’impulsion de Jean Lauer, héritier d’une famille de tisseurs lyonnais, qui a installé à Cogolin les métiers Jacquard familiaux.
La production s’organise alors autour de deux techniques : la haute lisse, où les dessins libres des tapis sont noués main à la verticale, et la basse lisse, sur métiers mécaniques Jacquard horizontaux actionnés à la force des bras. Les dessins sont ici géométriques, commandés par des cartes perforées, l’ancêtre de la carte graphique.
Dotée à l’époque d’un showroom dans le quartier du Sentier à Paris, la Manufacture de Cogolin séduit les décorateurs dans les années 30. Jules Leleu, Jean-Michel Frank, Christian Bérard dessinent des modèles. Les tapis habillent le paquebot Normandie, sorti des chantiers du Havre en 1935. Les plus belles pièces sont exposées sur la place du village afin que chacun puisse les admirer.
Dans les années 80, la concurrence internationale standardisée met à mal l’entreprise, qui abandonne progressivement le noué main, la haute couture des métiers de la lisse. Le salut vient d’Asie, en 2010, quand la manufacture est acquise par House of Tai Ping. Loin de s’offrir juste une marque de fabrique, la maison artisanale de Hongkong réveille l’atelier endormi. « Une manufacture de renom allait fermer, raconte Sarah Henry. Le but était de sauver le savoir-faire. Nous avons investi pour restaurer les locaux et nous avons recruté. »
Savoir-faire et précision
Les tapis Jacquard sont tissés par lés de 70 cm, assemblés ensuite à la main dans l’atelier voisin. Pour commencer, il faut aligner parfaitement les 565 fils de chaîne sur un ourdissoir, un gros rouleau par lequel les brins de coton passent de l’état de petites bobines multiples à celui de gros cylindre unique, installé par la suite à l’arrière du métier.
Ce cylindre rejoindra 216 bobines de laine qui se dérouleront ensemble au fur et à mesure du tissage. L’installation prend une journée entière et gare à l’erreur dans l’ordre des fils…Une fois son métier installé, l’opératrice soulève patiemment la laine à 12 mm de hauteur à l’aide d’une succession de cannes où vont s’enrouler les rangs de laine, distribuée par un jeu de lames et de poulies.
À l’aide d’une navette, elle passe chaque fois un fil de jute pour tenir le tout. Et clac ! À la force des bras, elle tasse l’ensemble avec son battant, rang après rang. La régularité est ici la marque de l’excellence car toute variation dans l’effort des bras se voit au résultat final.
Paradoxalement, le travail de la main imprime sa marque sensible à chaque pièce, signée par l’ouvrière qui l’a tissée. La trame est invariablement en coton, le dessus en laine de Nouvelle-Zélande, teintée à la demande. D’autres grands métiers tissent des tapis plats de grande taille, en raphia de Madagascar, jute, lin, corde, polyamide pour les tapis d’extérieur.
La transmission en question
Céline Henri dirige l’atelier. Elle le connaît depuis l’enfance, puisque sa mère et ses tantes y travaillaient avant elle. « À l’époque, c’était le tapis, le travail dans les champs ou l’usine de bouchons, explique-t-elle. Le choix était vite fait. »
Claudine, sa cousine, est la plus ancienne tisseuse de la manufacture : 38 ans de maison. Le mercredi, toutes deux s’asseyaient sagement sur le petit banc de bois qui jouxte toujours chaque métier. « J’allais chercher des bobines pour les filles, se souvient Claudine, on me donnait des bricoles à faire. »
Elle aimait l’époque du noué main, où l’on tissait en silence 10 cm de motif par jour. Cogolin fait vivre ses archives en produisant toujours à la demande des modèles basés sur des cartons anciens en noué main, mais au Népal, sinon le coût serait astronomique. Sur un métier Jacquard à bras, la cadence est d’environ 80 cm par jour. Un tapis est achevé en dix à seize semaines.
Depuis 2018, de grands designers se sont prêtés à l’exercice du dessin géométrique Jacquard : India Mahdavi, Elliott Barnes, Charles Zana… Le design couplé à un artisanat séculaire a fait renouer la Manufacture de Cogolin avec le succès. Céline Henri se charge du recrutement. Elle n’exige aucune qualification, juste de l’intérêt pour le métier, de la rigueur et de la patience.
Depuis deux ans, Elodie a troqué son travail dans un hypermarché pour devenir apprentie. Linda, elle, était serveuse. Il y a dix ans, elle visitait la manufacture à la faveur des Journées du patrimoine. Le lundi suivant, elle déposait son CV. Les anciennes enseignent aux nouvelles, qui débutent par l’ourdissoir avant de passer au tissé plat puis aux métiers plus complexes, en volume.
« Il faut une décennie pour devenir autonome, explique Céline Henri. Chaque recrutement représente pour nous un véritable investissement. Le métier est dur physiquement, mais aucune ne regrette son choix. » « C’est moins fatigant que serveuse, confirme Linda. Et c’est tellement satisfaisant. De quelques fils de laine, on fait des chefs-d’œuvre. Vous vous rendez compte ? »
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