Jean-Michel Frank est un sujet délicat. Sa vie est un roman. Son adolescence a même inspiré Silbermann, le livre de son ami d’enfance, l’écrivain Jacques de Lacretelle. Le piège avec Frank, c’est de façonner un chromo biographique. C’est là où Laurence Benaïm se distingue. Journaliste, auteure, et éditrice du magazine de mode Stiletto, elle ne parle jamais, autrement qu’à sa manière, même s‘il s’agit d’une d’une star archiconnue.
Frank, c’est l’inverse. Adulé de quelques cercles de collectionneurs, il reste méconnu. Avec cette biographie, on a l’impression de lire une encyclopédie qui aurait le ton d’un livre d’auteur. Très journalistiques, ses pages bruissent d’informations. Mais dans la langue aux images savantes qu’à forgée Laurence Benaïm au point d’en faire sa signature. Les images originales foisonnent, décrites sur un ton rapide.
Le lecteur entre dans le milieu, l’époque, la vie et la tête de Frank. L’univers esthétique du décorateur se donne à voir, avec ses espaces à demi-vides, sa blancheur du plâtre des années de guerre, son sens de l’épure et cet air de scène d’un petit théâtre désert. Comme un couturier, Frank à sa muse. Cette élégante Chilienne, Eugenia Errazuriz, va faire de lui le pionnier du minimalisme. Rien de clinique, plutôt des ambiances éclairées par le plissé soleil des plateaux en marqueterie de paille de ses tables basses et paravents.
Le livre ne parle pas que de style. Il dit l’époque, celle d’un Paris qui pétille dans un climat âpre. On apprend beaucoup de la psyché de Frank, mais sans voyeurisme. L’évocation de son côté nerveux, habitué aux stupéfiants ? Tout cela forme un tout dans une histoire qui comporte aussi un aspect politique. En exil au Etats-Unis, Frank, déprimé, finit par se suicider en 1941…
L’auteure s’est nourrie de sources autorisées qu’elle tente de restituer. Laurence Benaïm l’a fait dans sa biographie d’Yves Saint Laurent au-delà de ce que le couturier et Pierre Bergé pouvaient imaginer. Scrupuleuse, elle veut tout dire sans le coté hagiographique ni trop lisse des biographies américaines. Il faut dire que le monde de Jean-Michel Frank, ce n’est pas que trois arrondissements. C’est aussi le fauteuil Confortable qu’Hermès a réédité. C’est surtout un monde qui vibre au cœur d’une certaine époque, comme dans un faisceau artistique éblouissant. Il s’éclate autant qu’il peut alors que les nuages noirs de l’histoire se pressent à l’horizon…
« Jean-Michel Frank, le chercheur de silence » de Laurence Benaïm, Grasset, 228 pages, 24 €.