Des hôtels, des villas, des musées, conçus par des stars de la discipline comme Tadao Ando, Itami Jun, Dominique Perrault ou Kengo Kuma, mais aussi par des studios coréens dynamiques. Une « île aux trésors » ?
C’est un gros confetti volcanique, posé en mer de Chine, où vivent un demi-million d’habitants. Un éden de roche noire, dont les forêts de pins, les champs de sarrasin, les cultures d’agrumes et les landes s’enroulent autour de Halla, le cratère central qui culmine à près de 2 000 mètres d’altitude. Un terrain de jeux pour les pontes de l’architecture aussi, qui, depuis les années 2000, s’amusent de ces paysages tout en déclivités et lave sèche, souvent brillamment, même s’il y a des ratés.
Les Japonais Tadao Ando et Itami Jun y ont semé quantité d’édifices spectaculaires, le Français Dominique Perrault et le Suisse Mario Botta sont également passés par là, tandis que pléthore d’agences coréennes (GAU – Group of Architecture & Urbanism –, Moon Hoon, Z_Lab, ArchiPlan, Space Group…), presque toutes séoulites, y font florès. Les raisons de cette récente inflation immobilière ? L’expansion du tourisme, bien sûr. Depuis longtemps haut lieu de villégiature des couches aisées de la capitale (il y fait plus doux, toute l’année, qu’à Séoul), l’île a multiplié ses visiteurs par l’entremise des vols low cost et, surtout, par une politique d’accueil très libérale : elle est l’une des rares destinations où les touristes chinois peuvent séjourner sans visa, si bien que jusqu’à la pandémie, des palanquées d’immeubles sont sorties de terre pour loger ces derniers.
Ajoutez à cela une politique fiscale qui favorise l’établissement de fondations et de musées et voilà Jeju propulsée au sommet des destinations culturelles asiatiques. Vous vous demanderez peut-être, toutefois, s’il est bien nécessaire de sacrifier tant de milliers de mètres carrés à un complexe culturel consacré à Hello Kitty, à un musée voué aux ours en peluche, à trois autres au sexe et deux au chocolat, mais cessons les persiflages, Jeju a aussi des merveilles à son actif.
À commencer par le Bonte Museum, exposant au cordeau des objets d’art traditionnel de la période Joseon, dynastie qui régna sur la Corée jusqu’au XIXe siècle, et pensé par Tadao Ando : rien de révolutionnaire dans ces angles droits de béton velouté chers au maître nippon, mais la manière selon laquelle il incorpore des murets typiquement coréens (à savoir coiffés de petits « toits » de tuiles) ou dispose çà et là des plans d’eau fait naître instantanément chez le visiteur un sentiment d’harmonie.
Plus original, le musée monographique voué à l’artiste coréen culte Kim Tschang-yeul (1929-2021) et dessiné par l’agence ArchiPlan en 2014, dans la localité de Jeoji-ri, perdue dans les collines, où l’on tombe encore sur des chemins pastoraux ou des faisans qui s’envolent. Le bâtiment fait autant corps avec l’œuvre du maître – ces gouttes de verre dont sont faits ses tableaux et sculptures – qu’avec le paysage volcanique alentour ; enroulements cubistes de bois noir autour d’un patio-bassin ; enfouissement partiel de l’édifice sous la surface du sol ; trouées de verre de-ci de-là… Le règne minéral a trouvé là son ode.
Une architecture spirituelle
Tout près, il y a aussi le Jeju Museum of Contemporary Art et toute une flopée de galeries d’art, plus ou moins bonnes, formant un « village de la création » entièrement neuf, surgi là de façon un peu incongrue, dans la verdure touffue. Surprise au détour d’une allée tranquille : une tête de canard géante, dorée, écaillée, stylisée, surplombant des murs de béton brut, se dresse. Une drôle d’œuvre d’art XL ? Non, une maison d’hôtes, Duck Space, dans la tête du canard (!) ; dessinée par Moon Hoon, architecte facétieux de Séoul, une chambre effilée dont l’étrangeté respire un parfum totémique, comme si l’on honorait là quelque divinité au long bec.
C’est qu’à Jeju, où bouddhisme, christianisme et animisme infusent dans la culture locale, architecture contemporaine et spiritualité font souvent bon ménage. À l’image d’Around Follie, dans la localité de Nansan-ri, à l’est, une résidence constituée d’unités pyramidales tronquées « dont la silhouette s’inspire directement des pagodes », décrit Park Jung-hyun, l’architecte en chef de Z_Lab, l’agence qui l’a conçue. Autre lieu à forte charge spirituelle, le 4.3 Peace Park, édifié en 2008 sous l’égide du cabinet Space Group.
Surgissant, noyé de brume, sur les contreforts du mont Halla, il commémore les massacres du 3 avril 1948, au cours desquels les forces de gauche et leurs sympathisants, à Jeju, se soulevèrent contre l’autoritarisme et la partition entre nord et sud de la Corée, et furent atrocement réprimées (bilan : de 20 000 à 30 000 morts). Le méga-mausolée de 400 000 m2 qui les honore, tout en disques de béton, cônes renversés et fontaines concentriques, a des airs d’Auroville, en Inde, ou d’Arcosanti, aux États-Unis, ces cités mystiques et utopiques qui ont mis l’architecture au service de folles aspirations…
Il faudra encore musarder autour des petits « temples », plus modestes, qu’a semés à droite à gauche Itami Jun dans la localité de Sangcheon-ri. L’église Bangju (« arche », en coréen), par exemple, consiste en une grange de verre et de bois posée sur un bassin, ce qui, à l’intérieur, produit de fascinantes irisations dès que le vent imprime à l’eau ses mouvements.
Quant au Water Wind Stone Museum – un site un peu new age de célébration des éléments plus qu’un musée –, il invite à la contemplation de la nature par l’entremise de trois pavillons où, en guise d’œuvres, superbement encadrés par l’architecture, il n’y a que l’eau, le vent et la pierre. Les visiteurs n’y sont toutefois pas légion. Et pour cause, Biotopia, qui accueille ces pavillons, est une sorte de gated community (résidence fermée) vaguement éco-friendly, mais surtout très à cheval sur l’entre-soi, où l’on n’entre pas comme ça – si ce n’est en déjouant, l’air naïf, la surveillance des vigiles.
C’est une constante à Jeju : d’énormes lotissements de luxe, dûment bornés, constellent le territoire façon Californie, avec leurs lots rutilants d’habitations saisonnières. Parfois, ce n’est pas sans panache, comme chez Lotte Jeju Artvillas, resort d’altitude du groupe Lotte, dont chaque « quartier » a été dessiné par un starchitecte. Aux premiers rangs desquels des maisons comme des monticules de lave, des taupinières géantes pensées par le Japonais Kengo Kuma ; derrière, des villas-spirales en béton et en fer blanc signées Dominique Perrault ; derrière encore, des blocs néomodernistes coiffés d’acier Corten que l’on doit au Coréen Yi Jong-ho. Mais d’autres fois, c’est franchement lugubre et c’est dommage, tant le territoire de Jeju a la géographie pour lui.
Prenez la péninsule de Seopjikoji, époustouflant Finistère à la pointe est de l’île : privatisée et rebaptisée en toute modestie Phoenix, la presqu’île abrite, certes, deux réalisations de Tadao Ando, toujours lui, qui en jettent (une sorte de fleur de béton – le restaurant Glass House – et un musée longiligne – la Yumin Art Nouveau Collection), mais on y croise aussi, fantomatiques, une fausse maison en pain d’épices, ancienne aire de jeux pour enfants qui menace ruine, une salle de conférence en forme de pyramide de verre, œuvre de Mario Botta, qui semble n’avoir jamais servi et, surtout, des lignes et des lignes de condominiums tout neufs et tout vides que le sel et le vent ont déjà corrodés.
« Comment contrôler ce boom insensé de la construction ? s’interroge tout haut Yang Soo-hyun, professeur d’architecture à l’université Cheju Halla, à Jeju. D’autant que le ciment, contrairement à la lave utilisée dans l’architecture traditionnelle de Jeju, se tache vite d’humidité, diffuse de la pollution dans le sol et n’est pas du tout écologique avec tout le sable et toute l’eau qu’il faut pour le fabriquer. »
Comment cette île, qui vise à l’horizon 2030 la neutralité carbone – des éoliennes off shore bourgeonnent et des incitations à rouler électrique sont sur la table –, va-t-elle verdir aussi son architecture ? Peut-être en s’inspirant, justement, des constructions vernaculaires locales ? La maison traditionnelle de Jeju, qui survit dans les villages de pêcheurs et d’agriculteurs, est appelée chojip. Elle est coiffée d’un toit de chaume à la silhouette bombée, ovale, là où les maisons de Corée continentale, dénommées choga, arborent au contraire des toits pointus.
En bord de mer, on habille le toit des chojip, en plus du chaume, de couches de bâches et de filets, et on noue le tout très serré, « ainsi, lorsque les ouragans balayent les habitations, elles résistent aux vents très forts et aux vagues puissantes », détaille Park Jung-hyun, de l’agence Z_Lab, qui a bien étudié le sujet. « Et comme les toits traditionnels sont en porte-à-faux avec les murs, cela réduit au minimum les infiltrations d’eau », complète Yang Gun, l’architecte fondateur de l’agence GAU, basée à Jeju.
La tradition au goût du jour ?
Ces étonnantes bicoques évoquant les sculptures de l’arte povera de Jannis Kounellis parsèment le village côtier de Jocheon-ri. C’est dans cette même commune que Z_Lab a édifié une chojip contemporaine : baptisée Blind Whale (« Baleine aveugle »), c’est une maisonnette qui réinvestit les murs en pierre de lave d’une ancienne ruine et recouverte, elle aussi, d’un toit bombé, comme un dos de baleine, mais en zinc, « un métal qui supporte bien l’eau et le sel », précise Park Jung-hyun.
Quant à Yang Gun, toujours à Jocheon-ri, il a surélevé une bakgeori (« maison extérieure », sorte de dépendance de la chojip généralement occupée par l’enfant marié du couple), tout en respectant fidèlement les chemins traditionnels alentour, bordés de murets de pierre volcanique, jamais en ligne droite pour éviter que le vent ne s’y engouffre, que l’on appelle ici olle et que l’urbanisation à outrance a brisés au profit de routes rectilignes. La bâtisse a des airs de grande roche polie, biseautée, gris ardoise, comme si elle prolongeait le rivage de roches noires, et embrasse, par ses larges baies, la mer en grand-angle.
The Poet’s House, c’est son nom, nous raconte une Jeju dont les imaginaires, au-delà des gestes d’architectes spectaculaires, savent composer en toute finesse et modestie avec la géologie, les racines, avec l’histoire, et tout ce qui, en somme, ne se voit pas au premier coup d’œil.