En découvrant la ville côtière de Margate, Sam Mendes décide de remanier son script pour l’adapter au décor. Sous le charme d’un paysage qui inspira à Turner certaines de ses plus belles toiles, il modifie plusieurs scènes et en ajoute une autre pour tirer parti de ce cadre grandiose. Initialement envisagé dans le Yorkshire, c’est donc dans le Kent que se déroule finalement l’action de son Empire of Light, tout premier film dont le réalisateur (oscarisé en 2000 pour American Beauty) signe également le scénario.
L’histoire d’Hilary, une femme à la santé mentale fragile, responsable du cinéma d’une petite ville de province anglaise au début des années 80. « J’ai été frappé par l’ampleur visuelle des paysages qui confère à ce lieu une poésie et une dimension toute cinématographique » raconte Mendes qui choisit néanmoins Margate pour une toute autre raison.
Dans cette station balnéaire se trouve en effet le vieux parc d’attraction Dreamland et son imposant cinéma Art Déco construit en 1934 face à la mer. Un décor parfait pour son film dont l’action de déroule justement à l’Empire, un multiplexe à la beauté fanée. Converti depuis en salle de bingo vert pomme, cet imposant bâtiment est alors investi par l’équipe du décorateur Mark Tildesley qui va lui redonner son lustre d’antan. Tout en lui conférant une patine appropriée.
Retour vers le futur
Des sièges aux revêtements des murs en passant par l’arc de scène, tout l’intérieur du cinéma fait l’objet d’un lifting calculé. Jusqu’aux toilettes pour dames reconstruites dans le style d’origine. « Ce bâtiment est une splendeur Art Déco mais en 1980, il fallait qu’on ait le sentiment qu’il commence à se fissurer et à s’effondrer » note le chef décorateur qui relève de nombreuses analogies avec l’histoire : « Les personnages principaux sont eux-aussi des gens usés et brisés qui ont besoin d’être soignés, guéris, réparés ».
Aménagé en dancing dans la réalité, l’étage du cinéma est surnommé « le grenier aux pigeons » dans le film. Ce vaste espace abandonné où Hilary se réfugie sert de débarras où s’accumulent des chaises Thonet (Bistrot n°18). Au-dessus encore, le toit de l’édifice donne lieu à l’une des plus belles scènes, lorsqu’un feu d’artifice illumine la baie de Margate. Mais pour Mark Tildesley, il s’agissait surtout d’échanger l’enseigne Dreamland avec celle du cinéma Empire : « Nous avons ôté tous les néons et les avons remplacés par les nôtres, en veillant à obtenir un éclairage suffisant les scènes de nuit. Nous avons aussi reconstruit la façade avant du rez-de-chaussée pour y inclure un guichet ».
Refuge et échappatoire
À ce décor existant manquait néanmoins un élément capital : un grand hall Art Déco donnant sur la mer que le chef décorateur fit construire un peu plus bas dans la même rue. « Ce foyer est une pièce centrale où tous les personnages se rencontrent alors il devait en mettre plein la vue ». Avec des fenêtres et des portes donnant sur la plage, ce décor tout en velours offre une vue correspondant exactement aux plans extérieurs de l’Empire. « Et cette incroyable sensation de pénétrer par le front de mer froid et orageux l’hiver pour se retrouver dans un hall délicieux rempli de bonbons et de popcorn avant de découvrir un film qui vous transporte au bout du monde. »
L’analogie entre décors et personnages se poursuit dans l’appartement d’Hilary, reconstitué dans un hangar du proche aéroport de Manston. On y aperçoit quelques icônes du design comme la chaise Cesca de Marcel Breuer ou la table Pedestal d’Eero Saarinen à remettre dans un contexte de 1981 où ils étaient passés de mode. « Ce décor évolue pour refléter les combats intérieurs d’Hilary » note le chef décorateur qui -à la demande de Sam Mendes- repeint partiellement le séjour en violet et en vert en cours de tournage pour figurer une tentative de rénovation avortée. « Nous avons aussi décidé qu’elle commencerait à écrire certaines réflexions sur le mur à mesure que son état mental se détériorait ».
Imaginé en pleine crise du Covid où les restrictions sanitaires ont mis à mal la fréquentation des cinémas, Empire Of Light est une véritable déclaration d’amour aux salles obscures. C’est aussi le film le plus personnel de Sam Mendes qui rend autant hommage à sa mère (sujette à des troubles mentaux) qu’à une époque où le septième art était indissociable des salles de cinéma. De merveilleux phares culturels qui irriguaient de mille lumières la moindre petite ville de province.