Dall-E, Midjourney, Stable Diffusion. Pour qui travaillent dans la création, ces noms de logiciels alimentés par l’intelligence artificielle occupent une grande place dans les discussions. Ces trois outils proposent à leurs utilisateurs de créer des images de toutes pièces en écrivant simplement une série de mots dans un chatbot : une pratique appelée « prompting». Et si certains s’amusent à imaginer des scènes absurdes (un ours blanc se battant contre un dragon entre deux building new-yorkais) ou dérangeantes (Emmanuel Macron dans une rue parisienne devant une barricade en flamme), d’autres s’en servent pour des concepts de design (un canapé en chou-fleur, une basket Jacquemus x Nike). Un champ des possibles à l’horizon quasi infini, qui en a effrayé plus d’un. Enquête sur la place de l’intelligence artificielle dans la pratique des designers.
« Il y a quelques mois, j’ai parlé de l’intelligence artificielle avec un étudiant en illustration âgé de 23 ans, qui était dépité après avoir essayé l’un de ses outils. Il m’a expliqué que l’intelligence artificielle dessinait mieux que lui, qu’elle était beaucoup plus rapide et qu’en plus, elle était gratuite», se souvient Etienne Mineur, un designer qui, entre autres activités, intervient à Camondo. Au gré des workshops qu’il anime sur l’IA dans plusieurs écoles de design, il a été frappé de voir que les élèves en fin de cycle craignent pour leur avenir professionnel. Ces juniors, qui, pour leur premier emploi, occupent parfois des postes où ils remplissent des tâches assez standards, estiment qu’ils risquent de se retrouver en concurrence avec ces outils d’intelligence artificielle. « Ils se posent le genre de questions qu’on se pose normalement à 40 ans», souligne Etienne Mineur. Les peurs des designers sont-elles fondées ?
Se faire remplacer sur la rédaction d’e-mail par ChatGPT c’est une chose, se faire remplacer sur la création, ce pourquoi on est devenu architecte ou designer, c’est violent !», résume Pierre Constant.
« Ceux qui sont le plus en danger — et les plus stressés par l’IA — dans l’univers du design au sens large, ce sont les architectes d’intérieur», explique Pierre Constant, un designer français installé à Amsterdam, où il codirige l’Atelier Constant. Certains rapportent que leurs clients commencent à venir les voir avec des captures d’écran de créations qu’ils ont fait eux-mêmes sur ces outils comme Midjourney. « Ils ont beau n’avoir aucune compétence particulière, sur le papier, ces clients parviennent à proposer des projets solides. Se faire remplacer sur la rédaction d’e-mail par ChatGPT c’est une chose, se faire remplacer sur la création, ce pourquoi on est devenu architecte ou designer, c’est violent !», résume Pierre Constant.
Léviathan technologique
« On peut comparer la révolution de l’IA avec l’arrivée de la PAO (Publication Assistée par Ordinateur, ndlr) à la fin des années 80. En trois ans, la chaîne de production avait alors radicalement changé et bouleversé nombre de métiers. Avec l’IA, ça va encore plus vite», observe Etienne Mineur. Mais si ce Léviathan technologique chamboule tout sur son passage, de l’écrit à l’image en passant par la vidéo, sa carapace n’est pas sans faille. « Ces outils d’intelligence artificielle ne produisent que des choses très consensuelles — à l’œil, on peut d’ailleurs reconnaître ce qui a été fait sur Midjourney ou Dall-E. C’est pour cette raison que certaines professions, notamment les designers, qui travaillent sur des objets, des formes, ne sont pas vraiment inquiets.» Dans le cas du mobilier par exemple, l’IA ne maîtrise ni l’usage d’une création, ni son ergonomie. En d’autres termes, l’intelligence artificielle, aussi performante soit-elle, ne sait pas ce qu’elle fait.
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« Au départ, Midjourney a suscité chez moi autant de peur que d’incrédulité. Certains, dont je faisais partie, se sont dit “ça y est, c’est la fin”. Mais plus je m’en sers, et plus je me sens rassuré. Quand on se penche sur les détails, on se rend compte des limites de l’intelligence artificielle. Elle a tendance à manquer d’originalité et de flair. Et, surtout, elle ne déclenche pas d’émotion», assure Pierre Constant. « En revanche, si on trouve le bon usage, ces outils peuvent devenir des assistants rêvés. L’intelligence artificielle représente la nouvelle génération et si les designers ne se penchent pas sur ces outils dès maintenant, ça va être dur pour eux.» Un constat partagé par Etienne Mineur. Le véritable risque que courent les créatifs, dit-il, n’est pas tant d’être remplacé par l’intelligence artificielle, mais par des gens qui savent s’en servir.
L’intelligence artificielle doit redonner du sens au design
« De la même manière que les smartphones ont permis à tout le monde de devenir photographe, Midjourney, Dall-E et consorts nous font entrer dans un nouveau baroque créatif», estime Loève Saint-Ourens, fondatrice de Loève Studio Innovation. La profusion à venir d’œuvres plus spectaculaires les unes que les autres ne doit pas être vaine. Avec ces outils, assure-t-elle, le designer ne doit pas se contenter du beau, il faut qu’il participe à un monde meilleur en s’appuyant sur eux pour résoudre des problématiques de société. « Faire une énième chaise, est-ce vraiment à ça que l’intelligence artificielle et le designer peuvent être les plus utiles ? Nous avons des savoir-faire exceptionnels sur toute la planète. Il faut les agréger dans ces outils d’intelligence artificielle et favoriser le syncrétisme entre tous pour contribuer à améliorer notre environnement», suggère Loève Saint-Ourens.
En attendant que cette utopie advienne, la vague de l’intelligence artificielle pourrait en déclencher une autre, celle du retour à l’artisanat. « Aujourd’hui, il y a clairement deux courants qui s’opposent entre ceux qui recherchent le travail à la main, veulent revenir aux fondamentaux, et ceux qui ont le pied sur l’accélérateur dans le monde d’après, où la technologie est reine», analyse Johanna de Clisson, céramiste qui a fondé la maison Hiromi. A la tête de Fango, un atelier de design à Medellin, Francisco Jaramillo entre dans la première case. « En Colombie, beaucoup de choses sont faites de manière artisanale à partir de matériaux naturels. C’est un environnement assez préservé. Il ne faut pas que notre culture soit dissoute par les outils d’IA», explique-t-il. Entre la low tech et l’intelligence artificielle, le combat ne fait que commencer.
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