Le design engagé de FormaFantasma, entre objets et réflexions sociétales

Depuis plus de quinze ans, le studio FormaFantasma repense les contours du design contemporain en conjuguant esthétique, recherche et engagement. À travers leurs objets, leurs collaborations et leurs conférences, Andrea Trimarchi et Simone Farresin défendent une approche où la forme n’est jamais dissociée du sens. Rencontre avec un duo pour qui le design est un outil de réflexion critique sur le monde.

Le studio FormaFantasma a été fondé aux Pays-Bas en 2009 par Andrea Trimarchi, 41 ans, et Simone Farresin, 43 ans, qui associent depuis leurs débuts recherche et production d’objets et de meubles. Un grand écart qu’ils ont encore poursuivi cette année au Salon de Milan, où ils ont collaboré avec Cassina et l’éditeur de luminaires Flos – pour qui ils ont dessiné la lampe SuperWire, lauréate des Ideat Design Awards – et où ils ont poursuivi leur projet de conférences, Prada Frames, à visée sociétale.


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IDEAT : Vous êtes célèbres pour votre esthétique minimaliste, et pourtant, depuis quelque temps, vous déployez un corpus plus décoratif, ornemental et figuratif. Est-ce un nouveau chapitre dans votre histoire ? Pensez-vous qu’un designer a une signature immuable ou que son style peut évoluer au fil du temps ?

FormaFantasma : Nous n’avons jamais vu notre travail comme restreint à un style minimaliste. Je ne dirais donc pas qu’il est devenu décoratif, mais que depuis le début de notre carrière, il accompagne nos idées. La forme est le fruit d’un contexte et d’une pensée, elle n’est pas guidée par un style. D’où le nom de notre studio, FormaFantasma (« forme fantôme ») qui implique que les idées sont beaucoup plus importantes que les lignes et l’esthétique. Dans notre pratique, nous espérons ne pas nous enfermer dans un style.

Sur une chaise ZigZag de Gerrit Thomas Rietveld (1934), le vase en forme de jarre de la collection « Post Scriptum » dessinée par FormaFantasma pour Cassina.
Sur une chaise ZigZag de Gerrit Thomas Rietveld (1934), le vase en forme de jarre de la collection « Post Scriptum » dessinée par FormaFantasma pour Cassina. Paola Pansini

Vous défendez donc toujours une idée avant une forme ?

Les gens disent souvent qu’ils reconnaissent notre style, mais nous essayons toujours d’être au plus proches de l’idée que nous souhaitons développer. Nous ne nous asseyons jamais à une table pour simplement commencer à dessiner. Tout débute par des discussions, des échanges entre nous, puis avec les membres de notre équipe, et la forme vient après. Nous savons toujours où nous commençons, mais pas où nous allons finir. Les formes vont de toute façon évoluer au fil du processus de réflexion.

Vous parlez de pensée… C’est un concept qui a nourri le projet Prada Frames, que vous présentez chaque année au salon de Milan. Pouvez-vous expliquer ces conférences ? Que souhaitez-vous apporter au public ?

Lorsque nous avons commencé à travailler sur le programme Prada Frames, nous pensions, avec Miuccia Prada, qu’il était important de créer un écosystème pour des conversations sérieuses sur des sujets qui nous semblaient être pertinents pour l’époque actuelle. De nombreuses conférences sont proposées durant le salon, mais toujours sur la créativité et la célébration des designers et des architectes… Mais ici, ce n’est pas le sujet.

« Lorsque nous avons commencé à travailler sur le programme Prada Frames, nous pensions, avec Miuccia Prada, qu’il était important de créer un écosystème pour des conversations sérieuses sur des sujets qui nous semblaient être pertinents pour l’époque actuelle. »
« Lorsque nous avons commencé à travailler sur le programme Prada Frames, nous pensions, avec Miuccia Prada, qu’il était important de créer un écosystème pour des conversations sérieuses sur des sujets qui nous semblaient être pertinents pour l’époque actuelle. » DR

Au lieu de montrer des produits, nous préférons présenter des idées plutôt hors du commun, comme la relation complexe entre cet écosystème et l’extraction des matériaux. Personne ne parle de la forêt, qui est pourtant à la base de l’industrie du meuble. L’année dernière, nous avons abordé le thème de la maison, mais pas d’un point de vue de son mobilier, cuisine, luminaires, canapé, etc. Nous avons préféré nous consacrer au sujet sensible des biais (contextes) sociaux.

Pouvez-vous raconter le thème proposé cette année ?

Nous avons souhaité parler de l’infrastructure et des mouvements, parce que les technologies et systèmes qui permettent aux produits, aux personnes et aux données de se déplacer sont rarement évoqués alors même que nos vies sont impactées par ces infrastructures souvent invisibles. Par exemple, peu de gens connaissent l’infrastructure physique qui se cache sous l’utilisation d’Internet. Nous pensons que les Prada Frames ont un rôle à jouer pour permettre au public de s’intéresser à ces problèmes complexes.

Pour ces sessions, vous faites appel, comme dans votre travail de designers, à d’autres champs que le design. L’interdisciplinarité est essentielle à vos yeux ?

Il nous semble primordial d’inclure des gens qui, généralement, réfléchissent à toutes ces questions. Nous invitons donc des écrivains, des anthropologues, des géologues, des gens liés aux pouvoirs publics mais aussi parfois des architectes et des designers… Les Prada Frames accueilleront systématiquement des spécialistes dont les connaissances peuvent être utiles pour mieux comprendre les implications du design.

Dans le train du Prada Frames, où se sont déroulées de nombreuses conférences lors du Salone del Mobile 2025, à Milan.
Dans le train du Prada Frames, où se sont déroulées de nombreuses conférences lors du Salone del Mobile 2025, à Milan. DR

Pour vous, le design est donc politique…

Pour être honnête, nous pensons que chaque profession est politique. Vous êtes journaliste, c’est une profession politique. Je pense qu’un médecin a une profession politique parce que cela signifie aussi garantir le bien-être du public et qu’au quotidien, il opère des choix portés par sa vision. Un professeur a aussi une mission politique, puisqu’il va éduquer les jeunes. Parce qu’il donne une forme au monde, le design est inévitablement politique. Et donc, penser que nous pouvons éviter d’engager ces questions est illusoire. C’est pourquoi le design est si intéressant, car il est une force de changement positif, mais aussi un outil au service de l’expansion économique et du capitalisme. En tant que designer, il est très difficile de gérer la tension entre les deux.

L’une des discussions abordées à l’occasion des Prada Frames portera sur la migration, un projet sur lequel vous avez déjà travaillé. Il vous tient particulièrement à cœur ?

Je tiens d’abord à préciser que nous ne sommes pas là pour dire aux gens ce qu’ils ont à penser mais pour leur fournir une information. Et cette année, parce que nous avons parlé d’infrastructure et de circulation des matériaux, des biens et des données, nous avons voulu pointer l’idée que les matériaux tendent à bouger beaucoup plus librement sur la planète que les humains. C’est factuel.

« Les Prada Frames accueilleront systématiquement des spécialistes dont les connaissances peuvent être utiles pour mieux comprendre les implications du design. »
« Les Prada Frames accueilleront systématiquement des spécialistes dont les connaissances peuvent être utiles pour mieux comprendre les implications du design. » DR

Nous avons donc eu l’idée d’inviter Marta Foresti, spécialiste de la législation de la migration, qui va parler de la façon dont sont construits les systèmes de visas et les divers outils mis en place pour régler cette question. Nous voyons ce qui se passe dans le monde, et trouvons effrayant que les pensées les plus agressives des humains puissent s’exprimer sans aucun filtre. Mais face à cela, nous préférons donner des clés objectives plutôt que de donner notre opinion…

Parmi les autres projets dévoilés en avril à Milan, une installation pour Cassina et une autre pour Flos…

Pour Cassina, nous avons dessiné une bibliothèque et réalisé une installation pour célébrer le 60e anniversaire de la collection « I Maestri ». La marque a investi le théâtre Giorgio Gaber, un lieu qui nous a donné l’idée de présenter ses pièces classiques autour d’une performance théâtrale en collaboration avec Fabio Cherstich, un metteur en scène qui collabore souvent avec nous, inspirée du Salon d’Automne (exposition annuelle fondée au début du XXe siècle à Paris qui présentait des centaines d’œuvres d’art dans des cadres décoratifs, NDLR), l’installation originale où la plupart de ces meubles furent présentés.

Parangon de simplicité, l’étagère FF.Spine, en bois massif imaginée par les deux designers pour Cassina. Elle met en valeur la capacité de production en menuiserie de la marque.
Parangon de simplicité, l’étagère FF.Spine, en bois massif imaginée par les deux designers pour Cassina. Elle met en valeur la capacité de production en menuiserie de la marque. Luca Merli

Le Corbusier y avait imaginé une « machine à habiter », une idée qui nous a inspirés mais que nous souhaitons requestionner : aujourd’hui, peut-on encore nommer notre intérieur « machine » ? D’une certaine façon, les gens portent toujours le même regard sur ces espaces hyperfonctionnels emplis de meubles et d’objets rationnels et nourrissent le fantasme que la maison est une « machine » qui vous protège de l’extérieur.

Nous avons décidé de supprimer les murs de ces maisons et de les peupler d’animaux, comme si ces créatures vivantes envahissaient l’espace intérieur. Avec Fabio, nous avons également commissionné trois textes à l’architecte Andrés Jacque, à l’artiste Feifei Wu et au philosophe Emmanuele Coccia, qui ont traduit notre idée de confronter la modernité à l’écologie et qui ont donné naissance à la pièce qui a été jouée tout au long de la semaine milanaise. L’idée principale pour nous, c’est de confronter la modernité avec l’époque contemporaine. Nous ne sommes pas là pour critiquer ces œuvres exposées signées Charlotte Perriand, Pierre Jeanneret et d’autres… mais au XXIe siècle, il ne suffit pas de les célébrer, il faut les requestionner.

Que devrait-on conserver du modernisme aujourd’hui ?

Ce que nous aimons dans le mouvement moderne, c’est certainement son audace. De prendre une position et de croire en la puissance des idées… Mais celles-ci ont engendré des problèmes, et spécifiquement la crise écologique. Pour nous, l’essentiel à retenir du modernisme, c’est que nous pouvons nous libérer du passé.

L’exposition présentant la collection 185 « SuperWire » de FormaFantasma dans le showroon de Flos à Milan. L’objectif de cette présentation était de dévoiler les innovations technologiques ayant servi à fabriquer ces luminaires.
L’exposition présentant la collection 185 « SuperWire » de FormaFantasma dans le showroon de Flos à Milan. L’objectif de cette présentation était de dévoiler les innovations technologiques ayant servi à fabriquer ces luminaires. DR

Pour le reste, nous tenons à rappeler que ce mouvement n’était pas monolithique et que même à travers ses figures essentielles, si l’on prend Perriand ou Le Corbusier, vous pouvez voir sa variété d’expression jusque dans la manière de penser. Et si vous réfléchissez aux premières œuvres de Perriand et à ses dernières créations, entre le métal radical de ses débuts et l’usage du bois quasi-artisanal, vous vous rendez bien compte de cette diversité. Hélas, nous regardons encore trop ces œuvres du passé comme si elles étaient contemporaines. Elles ne le sont pas. Elles sont merveilleuses mais elles appartiennent à leur temps. Nous aimons ces créations mais nous devons pouvoir les critiquer, les étudier et construire de nouvelles réalités.

Pour vous, est-ce de la responsabilité du designer d’envoyer des messages au public à travers des conférences, des scénographies ou des objets ?

Il est difficile de trouver le bon équilibre. Cela a beaucoup à voir avec le ton de voix que vous utilisez et de la façon dont vous construisez vos objets et vos projets. Nous ne sommes pas là pour dire aux gens de quelle manière penser, mais nous fournissons un travail qui se livre à interprétation… Bien sûr, nous avons nos propres idées et je pense qu’il est important de les exprimer avec clarté, mais en même temps, nos créations ne sont jamais des illustrations de nos idées.

Votre travail est aussi en tension entre la recherche et l’objet, est-ce un équilibre complexe à trouver ?

Effectivement, il est vraiment compliqué de trouver le bon équilibre entre le travail commercial et la pensée. Heureusement que nous trouvons des partenaires comme Cassina, Flos ou Prada qui nous suivent dans ce processus, et qui sont aussi intelligents et matures. Je dirais même que Miuccia Prada est encore plus critique que nous…

Les lampes de la collection « SuperWire » dessinées par le duo pour Flos, présentées lors du Salon du Meuble de Milan en avril dernier.
Les lampes de la collection « SuperWire » dessinées par le duo pour Flos, présentées lors du Salon du Meuble de Milan en avril dernier. DR

Vous abordiez la question de Flos, pour qui vous avez dessiné SuperWire, un modèle auquel vous dédiez une installation cette année…

Piero Gandini, le CEO historique de Flos, est de retour aux affaires et nous collaborons étroitement avec lui. Il nous a demandé de présenter notre collection « SuperWire », désormais disponible sur le marché, dans un espace dédié pour mieux raconter son histoire et les détails techniques qui la composent à travers une installation, des vidéos…

Flos, Prada mais aussi Rubelli. Vous collaborez avec beaucoup d’entreprises italiennes. Est-ce par hasard ou par choix ?

Ce n’est pas un choix, mais après avoir passé quatorze ans à Eindhoven, aux Pays-Bas, nous nous sommes réinstallés à Milan il y a trois ans. Cela joue très probablement. Dans le cas de Rubelli, pour qui nous assurons la direction artistique et créative, je pense que le fait que l’on revienne en Italie a clairement eu un impact.

Le rideau Leyla de la collection « Teorema », conçu pour l’éditeur de tissus Rubelli, dont FormaFantasma assure la direction créative depuis septembre 2023.
Le rideau Leyla de la collection « Teorema », conçu pour l’éditeur de tissus Rubelli, dont FormaFantasma assure la direction créative depuis septembre 2023. DR

Comment voyez-vous l’écosystème milanais et l’industrie italienne en ce moment ?

C’est difficile à dire. C’est une ville intéressante, mais elle souffre, comme toutes les autres villes européennes, et elle est devenue de plus en plus inabordable pour les jeunes, mais aussi pour les personnes âgées. Nous ne sommes pas en état de célébrer Milan alors qu’il serait si facile de dire que c’est un endroit génial. Certes, elle a du potentiel car c’est l’une des plus riches d’Italie mais elle ne prend pas assez en considération les problèmes qui se posent quotidiennement à ses habitants.

Dans un monde où la question écologique est en recul, comment réagissent les entreprises avec lesquelles vous collaborez ?

Je pense que les entreprises ont conscience de la gravité de la situation et tentent d’améliorer leurs pratiques, même si nous traversons une période un peu effrayante, où les gens sont de plus en plus nombreux à penser qu’il est trop tard pour agir. C’est une idée dangereuse, car il y a un risque que tous les efforts accomplis jusqu’à présent soient abandonnés, simplement parce que les gens cessent de s’en préoccuper.

L’installation « Staging Modernity » du duo célébrait le 60e anniversaire de la collection « I Maestri » de Cassina. Pendant le Salon de Milan, la marque a investi le théâtre Giorgio Gaber pour présenter une performance théâtrale en collaboration avec le metteur en scène Fabio Cherstich. Pour cela, il s’est inspiré de la scénographie du Salon d’Automne, une manifestation née en 1903 présentant des œuvres d’art et de mobilier contemporain (Perriand, Jeanneret…) qui faisait entrer la France dans la modernité.
L’installation « Staging Modernity » du duo célébrait le 60e anniversaire de la collection « I Maestri » de Cassina. Pendant le Salon de Milan, la marque a investi le théâtre Giorgio Gaber pour présenter une performance théâtrale en collaboration avec le metteur en scène Fabio Cherstich. Pour cela, il s’est inspiré de la scénographie du Salon d’Automne, une manifestation née en 1903 présentant des œuvres d’art et de mobilier contemporain (Perriand, Jeanneret…) qui faisait entrer la France dans la modernité. omar sartor

C’est une attitude que vous ressentez aussi chez les jeunes qui travaillent avec vous ?

Un peu moins, car ils viennent chercher un sens. Je constate néanmoins qu’il y a un désespoir face aux structures politiques traditionnelles. Il y a aussi beaucoup de jeunes qui étudient dans des écoles privées qu’ils vont devoir rembourser et qui ne sont pas sûrs de trouver un travail. L’écologie est le dernier de leurs problèmes… En revanche, ils se sentent davantage concernés si on arrive à les convaincre que l’écologie et l’injustice sociale peuvent être issus de la même culture.

Quels sont les sujets que vous souhaitiez explorer ?

Nous travaillons sur un projet assez nouveau pour nous. Nous allons publier un livre sur l’écologie pour les enfants. Pour cela, nous nous sommes inspirés des œuvres de l’artiste plasticien Bruno Munari et de la façon dont il s’engageait avec les plus petits. C’est intéressant de penser à l’enfance comme un endroit où les idées se forment. Et de pousser les enfants à regarder leur relation avec les autres espèces animales d’une manière différente. Mais c’est un projet hors norme, parce que la moitié de l’ouvrage sera scientifique, ce sera donc aussi un livre pour adultes.


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