Prenez l’Australie, la France et le Canada. Mélangez ces trois héritages culturels. Laissez infuser. Servez. Dégustez. La recette de Delordinaire débute par une rencontre entre l’Australien Adrian Hunfalvay et le Français Erwan Levêque sur les bancs de l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Paris-La Villette.
À lire aussi : Portrait : Marc Held, l’infatigable architecte de campagne
Delordinaire, sans artifices
Diplômés en 2007, ils co-fondent Ciguë en 2003 alors qu’ils sont encore étudiants. S’ensuivent douze années passées au sein de ce collectif d’architectes-menuisiers qui collabore avec Kris Van Assche, Isabel Marant ou Aesop, des marques pointues séduites par leur radicalité.

En 2016, lassés du retail, des magasins et des aménagements commerciaux qui imposent un rythme infernal, Adrian Hunfalvay et Erwan Levêque prennent le large : « Nous avions toujours plusieurs chantiers en même temps : une boutique à Tokyo, une autre à Séoul, à Los Angeles… Nous étions tout le temps dans les avions. C’était très intéressant mais aussi très intense ! Nous avons beaucoup appris, mais cela restait assez superficiel par rapport à ce que nous voulions vraiment faire. »
Désireux de ralentir, de « retrouver l’envie de faire de l’architecture », ils créent ainsi Delordinaire, rejoints par un troisième associé : le Canadien Jean-Philippe Parent, installé à Montréal.
Chicago leur offre l’opportunité d’un premier projet : des bureaux sur la North Damen Avenue. Sur un terrain étroit de 100 mètres de long, ils imaginent un bâtiment de trois étages où ils convoquent une forme de « néo-brutalisme » en recourant à des matériaux ordinaires (parpaings, planchers béton, structure acier) qui posent les bases de leur approche sans artifices : « C’était un vrai parti pris d’utiliser ces matériaux de construction de base, de ne pas les cacher mais de les sublimer », se souvient Adrian Hunfalvay.

À Chicago toujours, ils signent The Robey, un hôtel de vingt chambres dans un ancien entrepôt, pensé pour favoriser l’interaction sociale entre les clients et les résidents du quartier. En 2018, Delordinaire figure parmi les quinze agences d’architecture émergentes distinguées par Wallpaper. Une reconnaissance qui lui ouvre un peu plus grand les portes de la commande.
Prendre le temps
Ils souhaitaient retrouver leur envie d’architecture mais aussi une dimension plus humaine. « La communication n’est pas du tout la même lorsqu’on travaille avec un particulier. La relation s’établit sur le long terme, on rentre dans son intimité. Nous avons vraiment renoué avec le côté humain que nous n’avions plus du tout dans le retail. Désormais, nous prenons le temps », note Erwan Lévêque.

Aujourd’hui, Delordinaire partage son activité entre Paris et Montréal, où sont situés ses bureaux. Un melting-pot de trois cultures qui s’entremêlent et s’expriment à travers une ligne directrice commune, nourrie de leurs expériences passées. À Noisy-le-Sec (93), leur Maison tour – la première – est née « d’une liberté totale offerte par la cliente ». Surmontée d’une terrasse protégée en toiture, elle s’articule sur trois étages enveloppés de fines lames de mélèze qui filtrent les vues.
Au Québec, la High House amorce en 2020 une réflexion approfondie autour des typologies résidentielles. Cette maison prend la forme d’une structure minimaliste blanc immaculé qui se fond dans le paysage dès les premiers flocons, contrastant avec le cocon chaleureux offert à l’intérieur.

Réalisée sur les rives du lac Saint-Jean, La Cache est conçue sur pilotis pour préserver la topographie naturelle et créer un espace extérieur protégé. L’habitation est envisagée comme un dispositif d’immersion dans le paysage, illustrant une quête constante de Delordinaire : la relation entre dedans et dehors, que chacun entrevoit à sa manière.
« Bien que nous ayons tous vécu assez longtemps en France, à Paris notamment, nous avons des cultures différentes. Tout ce qui concerne l’extérieur est très valorisé en Australie parce qu’on y vit dehors. Jean-Philippe est très sensible aux problématiques d’hiver, prépondérantes au Canada », souligne Adrian Hunfalvay.
Chacun son climat et cette volonté constante d’explorer de nouvelles typologies. À l’image de la Maison jardin conçue pour une célèbre actrice à Paris, un projet venu comme tous les autres par le bouche-à-oreille. Imaginée comme une échappatoire au cœur de la capitale, elle abolit toute limite entre intérieur et extérieur.

« La relation entre l’architecture et cet espace vert étonnant était au cœur du projet. Le bâtiment existant ne mettait pas en valeur le rapport entre ces deux éléments, et l’intérieur enclavé manquait de lumière naturelle. Aujourd’hui, la nouvelle maison communie avec la nature grâce aux baies vitrées au rez-de-chaussée et une grande verrière de toiture », résume l’Australien.
Synergies humaines
Le beau pour le beau : très peu pour eux. Sans l’activation des usagers, l’architecture est vaine pour Delordinaire. Les occupants mais aussi les usages quotidiens. L’architecture doit libérer, rendre possible et non empêcher. « Nous envisageons une pratique liée aux usages quotidiens, mettant en valeur les interactions les plus simples pour en faire des lieux hors norme, inspirés de l’inter-relation entre les gens et l’environnement naturel. »

Une approche qui appréhende également l’architecture dans sa globalité, depuis le bâtiment jusqu’au détail et au mobilier sur mesure. À Aubervilliers (93), ils ont transformé l’une des adresses de Rouchon, célèbre maison de production indépendante qui orchestre les campagnes publicitaires pour Louis Vuitton, Dior ou Lacoste, des prises de vues pour la chanteuse belge Angèle ou les couvertures du magazine Vogue.
De cet ancien entrepôt industriel de 1300 m², ils ont fait le Studio Central, un lieu à la fois fonctionnel et raffiné où transparaît leur amour de la matière – ici, le bois et la terre crue, qui définissent la nouvelle identité. L’occasion également de valoriser les savoir-faire artisanaux à travers une collaboration avec les Charpentiers de France.
Un projet sur mesure, comme ceux réalisés à Paris, rue Soufflot (Ve) et rue de Bretagne (IIIe) avec Araku, café bio indien issu d’un modèle équitable, sans intermédiaire : « C’est une chance de travailler avec cette marque qui nous laisse le temps », précise Erwan Lévêque.

D’autres ouvertures sont prévues à la faveur d’une relation de confiance réciproque. Tout comme avec la société d’éclairage PSLab – une collaboration de longue date – pour qui ils réalisent le premier showroom français, dans le Marais.
Un lieu issu de la transformation de l’existant, ce qui concerne aujourd’hui une grande partie de l’activité de Delordinaire. Un terrain de jeu éminemment complexe qu’ils estiment passionnant : « Il y a toujours eu des contraintes dans notre métier, rappellent-ils en chœur. L’important, c’est de se faufiler, de chercher la faille, l’endroit où l’on peut s’exprimer pour créer la différence. »
À lire aussi : Portrait : Necchi Architecture, un éclectisme cultivé