Rencontre avec Kourtney Roy qui a documenté en photo d’inquiétantes disparitions au Canada

À l’occasion de son exposition The Other End of the Rainbow à la galerie Les Gilles du Calvaire, la photographe canadienne Kourtney Roy révèle le processus créatif mis en place pour cette série, à distance de sa pratique habituelle, celle de l’autoportrait.

Il y a cette voie rapide de 720 kilomètres de long, la Highway 16, qui sillonne l’Ouest canadien et au long de laquelle sévissent des événements funestes. De Prince Rupert à Prince George, des femmes disparaissent, d’autres sont violées, torturées, tuées. Alors qu’elle est en reportage non loin de la Colombie Britannique, Kourtney Roy apprend au sujet de ces faits divers teintés de racisme et de misogynie. Sans qu’elle puisse vraiment l’expliquer, ces histoires la troublent et la poursuivent. Débute alors un travail de recherche et de documentation à ce sujet qui donnera lieu deux ans plus tard à une exposition et une publication drastiquement différentes de son travail précédent, dans lequel elle avait pour habitude de se mettre en scène et créer des ambiances fantastiques et décalées.


IDEAT : Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur ce projet ?

Kourtney Roy : Alors que je travaillais en 2015 au Canada pour un tout autre projet, j’ai eu vent des histoires de disparitions et de meurtres de femmes descendantes des Premières Nations, qui se passaient en Colombie Britannique, non loin de là où je me trouvais. J’ignore pourquoi mais cela m’a marquée au point qu’une fois revenue à Paris, je ne pensais qu’à ça. J’ai donc commencé à effectuer des recherches, à en apprendre plus sur le sujet. Et peu à peu, l’idée de réaliser un projet photographique a pris forme dans mon esprit. Deux ans plus tard, je suis partie le long de la Highway 16, surnommée « Route des Larmes » (ndlr), pour tenter d’en capturer quelque chose.

Tout au long de la Highway 16, Kourtney Roy a photographié des éléments du paysage dont émane une étrange banalité.
Tout au long de la Highway 16, Kourtney Roy a photographié des éléments du paysage dont émane une étrange banalité. © KOURTNEY ROY

IDEAT : Quelles ont été les étapes que vous avez traversées pour mener à bien ce projet ?

Kourtney Roy : Lorsque je suis partie pour la première fois, j’avais l’intention de parcourir cette route en tant que voyageuse et de voir où le hasard me mènerait. J’étais seulement accompagnée de notes, issues de mes recherches sur ces femmes et cette zone, mais je ne connaissais personne. En arpentant le territoire, j’ai rencontré des gens qui avaient des amies et parfois même des membres de leur famille qui avaient disparues dans des conditions effroyables. C’était très touchant de les écouter témoigner et aborder cette violence. Il y avait beaucoup de peine et un grand sentiment d’injustice.

Au fil du temps et de rencontres, ils se livraient de plus en plus, j’ai commencé à les connaître et à tisser des liens amicaux avec certains d’entres eux. Je suis revenue cinq fois en deux ans et à chaque séjour, les choses s’intensifiaient. Parfois, il m’arrivait de ne pas parler des faits mais plutôt de partager des moments simples avec les gens qui acceptaient de me rencontrer. Certains m’ont emmenée sur les lieux de la disparition ou du crime, d’autres m’ont dévoilé et montré bien plus que ce que je demandais. Il y avait une vraie générosité et une ouverture chez ces gens, c’était très agréable malgré le contexte délicat.

IDEAT : Dans l’exposition, le sujet de ces disparitions semble avoir été abordé de deux façons différentes : l’une presque documentaire avec la présentation de fragments de témoignages et de captures photographiques de ces instants partagés, et l’autre plus artistique avec des images dénuées de présence humaine, où l’accent est mis sur les ambiances qui se dégagent des paysages le long de cette autoroute…

Kourtney Roy : J’ai voulu immerger les visiteurs dès leur entrée dans la galerie avec des séries photographiques distinctes qui donnent à voir cinq des villes dans lesquelles je me suis rendue pour rencontrer des gens et en apprendre plus sur leur histoire. À l’étage, les clichés sont plus tournés sur les paysages que j’ai rencontrés, sur mes impressions tout au long de la route.

Un portrait de Virginie Sampare, disparue depuis 1971 et jamais retrouvée depuis, trône à côté des décorations de Noël, prêtes à êtres accrochées ou rangées.
Un portrait de Virginie Sampare, disparue depuis 1971 et jamais retrouvée depuis, trône à côté des décorations de Noël, prêtes à êtres accrochées ou rangées. © KOURTNEY ROY

IDEAT : Ces images sont très différentes de ce que vous avez coutume de faire…

Kourtney Roy : D’habitude, j’invente des mondes fantastiques dans lesquels je suis l’actrice principale donc c’est vrai que ça diffère beaucoup de ma pratique artistique. Comme j’avais développé une forme de timidité pour parler des histoires des autres, liée à la peur d’être accusée d’appropriation ou de récupération, faire des autoportraits était pour moi une manière d’aborder des sujets qui me touchaient et que je connaissais moi-même également.

J’avais cette humilité qui me poussait à parler uniquement de mon univers. Finalement avec The Other End of the Rainbow, j’ai pu ouvrir mon monde sur les autres, gagner en confiance et me sentir légitime pour traduire en image les impressions laissées par cette histoire en moi. Je voulais aussi montrer une autre réalité du Canada par rapport à l’image positive généralement véhiculée.

Dénuées de présence humaine, les photographies de paysage capturées par Kourtney Roy dégagent des atmosphères glaçantes.
Dénuées de présence humaine, les photographies de paysage capturées par Kourtney Roy dégagent des atmosphères glaçantes. © KOURTNEY ROY

> L’exposition The Other End of the Rainbow est à voir à la Galerie des Filles du Calvaire jusqu’au 24 février 2023.

 

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