En janvier dernier, coup de tonnerre dans la foodosphère (comprendre, « communauté culinaire ») mondiale : le chef René Redzepi annonçait la fermeture pour fin 2024 de Noma, son adresse 3 étoiles, par ailleurs sacré meilleur restaurant au monde à cinq reprises par The World’s 50 Best Restaurants. Le plus surprenant est sans doute que cette même table a engendré, il y a vingt ans, une révolution gastronomique dans la capitale danoise à la suite de la rédaction, lors d’un symposium organisé à Copenhague, d’un manifeste de la nouvelle cuisine nordique.
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Vers une révolution culinaire
Conceptualisée par le chef Claus Meyer, cofondateur avec René Redzepi de Noma (contraction de nordisk, pour nordique, et mad, pour nourriture), cette ligne de conduite prônait la nécessité de définir une identité culinaire propre aux territoires nordiques.
Que ce soit par des produits, par des techniques ou encore par des attitudes qui entraient en résonance avec les attentes écoresponsables de l’époque. Le but était de mettre très vite le monde de la restauration de Copenhague en ordre de marche derrière cette profession de foi pour se distinguer sur la scène internationale.
Copenhague, connue pour la qualité de son « bien-vivre » – le fameux hygge danois – et son statut de bastion de l’architecture et du design, va devenir en quelques années la capitale d’une gastronomie tournée vers l’innovation. Pour autant, la rencontre entre ces univers n’allait pas forcément de soi.
« Avant Noma, il n’y avait pour ainsi dire pas de réflexions fortes convoquant une démarche de design dans la création d’un restaurant. Les adresses suivaient essentiellement des modèles classiques: le bistrot, la brasserie ou les tables nappées pour les adresses chic. Avec Noma, nous avons essayé de traduire par des formes et des usages, que ce soit dans la salle ou sur la table, les préceptes de la cuisine nordique », explique Peter Bundgaard Rützou, cofondateur avec Signe Bindslev Henriksen de Space Copenhagen.
Le studio de design a eu un rôle de premier plan dans le développement de cette dynamique en signant, dans la foulée, des adresses marquantes, à l’image de Geranium (distingué meilleur restaurant au monde en 2022), du chef Magnus Kofoed; Geist, du chef Bo Bech, ou encore Fiskebaren, Kul,108 ou Esmée.
La nouvelle génération de chefs des années 2000 (Nicolai Nørregaard, Christian F. Puglisi…) vont eux aussi solliciter des architectes-designers comme l’agence OeO pour Kadeau, afin de les aider à mettre en forme les espaces où servir leur cuisine au design épuré.
Très souvent, les matériaux naturels tels que le bois et le cuir sont à l’honneur, parfois combinés avec la rusticité d’un béton brut ou de pierres et de briques laissées apparentes. Comme une volonté d’être au plus proche d’un cadre naturel, sans fioritures ni artifices – adieu les nappes !
Le rôle du design dans le service
Si la dynamique concerne au départ des restaurants « étoilables » comme le très remarqué Alchemist, l’attention au design concerne aujourd’hui tous les établissements. De la boulangerie au coffee-shop, du comptoir « asian food » revisité à l’adresse « fine dining » (lieu où le repas est vécu comme une expérience unique), il n’est pas une enseigne qui ne se distingue par un travail sur l’espace, le choix des tables et des assises, l’attention à la lumière.
Souvent, le spectre de Noma n’est pas loin, soit parce que les adresses y sont liées, soit parce que les chefs et les restaurateurs y ont fait leurs armes. C’est le cas de l’Allemand Philipp Inreiter, arrivé à Copenhague pour travailler à Noma, avant d’ouvrir Slurp Ramen Joint et Kona. Kristian Baumann, de Koan, a, lui, été le second de René Redzepi. Tout comme le chef argentin Gonzalo Guarda, à la tête du café-boulangerie Rug.
De la même manière, de jeunes agences d’architecture et de design se sont démarquées par leur empreinte dans l’univers de la restauration. Norm Architects avec Höst, Archival Studies avec Kona, Frama avec un caféboulangerie implanté dans les locaux de l’agence ou encore Spacon&X, auteur de la signature visuelle de Popl et des boulangeries Hart.
« René Redzepi allait souvent manger chez Slurp Ramen Joint, c’est comme ça qu’il nous a proposé de travailler sur des projets de Noma Group. Pour Popl, le dessin du mobilier, notamment les chaises, sculpturales, et la structure en bois jouent un rôle important dans la perception du lieu », souligne Malene Hvidt, cofondatrice de l’agence.
Ces identités gastronomiques, attractives pour le grand public, sont prises en compte dès le démarrage d’un projet de requalification urbaine. Elles le sont dans l’ancienne zone portuaire de Nordhavn, mais de manière plus flagrante encore dans la reconfiguration de la brasserie Carlsberg qui, jusqu’en 2006, produisait la célèbre bière danoise en centre-ville.
« Forts du succès de Slurp Ramen, nous avons été contactés très en amont pour inscrire une adresse du même ordre dans ce nouveau quartier alliant résidentiel, hôtellerie, commerces et offres de restauration », nous apprend Philipp Inreiter.
Il en a été de même pour le restaurant Studio du chef Christoffer Sørensens, sacré meilleur jeune chef 2021 par le Guide Michelin, et de l’enseigne Coffee Collective, figurant parmi les meilleurs torréfacteurs de cafés de spécialité en ville. Si Noma, dont les nouveaux locaux avaient été réalisés par Bjarke Ingels Group (BIG) en 2017, va cesser ses activités commerciales, le mouvement enclenché il y a vingt ans n’est pas pour autant près de s’arrêter.
D’abord, parce que l’institution va infuser sa vision de la gastronomie via une fondation tournée vers la recherche. Ensuite, parce que la machine est rodée et relayée par les instances de promotion de la ville. Celle-ci y voit une manière d’imposer Copenhague comme une destination où l’art de vivre est totalement en phase avec l’époque.
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