Marcel Wanders se balade avec son verre XXL empli de Sbagliato. On croise Sabine Marcelis, queue de cheval impeccable, comme s’il n’était pas trois heures du matin. Un journaliste italien du Corriere refait le fil de sa journée à une consœur anglaise et compile ses coups de cœur — DimoreCentrale, l’exposition Loewe et… difficile de tout comprendre, LV2 Espagnol oblige. La scène se passe au Bar Basso, point de ralliement d’un microcosme pluriel qui a néanmoins le design pour confluence. Qu’a ce bar d’exceptionnel ? Rien. Si ce n’est…
On peut lire sur Wikipedia qu’il est l’un des meilleurs bars à cocktails de Milan. Ce n’est, d’avis général, pas ce qui attire la faune du design. Inauguré en 1933 par Giuseppe Basso, sa saga ne commence que vingt ans plus tard, alors que Mirko Stocchetto et Renato Hausamann, barmen vénitiens, le rachète. Ces anciens du Harry’s Bar de Venise transforment le Basso en institution.
Le succès arrive quand les deux Vénitiens invitent les cocktails, alors réservés aux bars d’hôtels, à leur carte. Dans les années 80, le designer Joe Colombo et Maurizio Gucci fréquentent avidement le Bar Basso, alors que le fils de Mirko, Maurizio Stocchetto, a pris la relève. Une décennie plus tard, ils sont rejoints par de nombreux designers qui en font leur point de ralliement jusqu’à ce que James Irvine et sa bande de designers décident d’y célébrer l’édition de 1999 du Salone Del Mobile, grande foire autour de laquelle s’articule la Milan Design Week, en petit comité.
Dans Wallpaper, Jasper Morisson, qui était de la partie aux côtés de Marc Newson, Ron Arad, Matthew Hilton et Ross Lovegrove, raconte que les réjouissances informelles qu’ils y organisèrent en 1999, puis répétèrent en 2000, lança la scène du Bar Basso. « C’était devenu le rendez-vous des amis de James. […] Et puis le mot a tourné et des centaines de personnes nous ont rejoint.» C’est désormais tous les soirs la fête par temps de Design Week…
En abordant l’agenda des mondanités à venir, la discussion s’achève souvent par un « On se voit au bar Basso, de toute façon !» A la nuit tombée, les designers, journalistes et directeurs généraux des plus grandes marques présentes au Salone del Mobile convergent tous vers le 39 de la Via Plinio — il en est de même pour la Fashion Week, mais ça, c’est une autre histoire…
Sbaglia… quoi ?
Les mains au Basso tiennent toutes un liquide plus ou moins orangé. Des Spritz, bien sûr, s’échangent au comptoir pour la modique somme de 10 euros — certains prennent l’habitude de commander au bar voisin où le prix est de moitié. Des Negronis, aussi, pour les plus courageux. Ceux qui savent éliront pour leur part le Sbagliato comme cocktail de leur soirée.
Le cocktail de votre été est né d’une erreur — « sbagliato » signifie « erroné » en Italien. Dans les années 70, Mirko Stocchetto confond une bouteille de Prosecco avec du gin au moment de préparer un Negroni : il verse pour la première fois ce qu’il nommera le Negroni Sbagliato.
Ce cocktail couleur carmin est longtemps resté confidentiel avant de percer, post-pandémie. Plus léger en alcool qu’un Negroni classique, il permet aux amateurs de ne pas s’enivrer en seulement un ou deux verres. Pratique. Sauf si on le déguste dans l’un des calices XXL du Bar Basso !
Mirko Stocchetti imagine dans les années 60 un verre pour y servir ses cocktails, dont son nouveau Sbagliato, à une époque où les mélanges colorés n’ont pas encore la cote. Le récipient, fait en verre soufflé, peut contenir un demi-litre de boisson (ou un peu moins, assorti d’un gros glaçon) !
Le verre est depuis devenu un totem. Un rapide coup d’œil au hashtag #BarBasso démontre qu’on se déplace aussi au bar pour son verre. Celui-ci vient d’ailleurs de faire son entrée au Museo del Design, la toute nouvelle branche de la Triennale, institution culturelle italienne qui propose des expositions autour du design, de la mode et de l’architecture.
Le pouvoir d’attraction du Bar Basso
Les photos collectées sous le hashtag « barbasso» attestent également de la puissance de l’adage « la foule attire la foule». Des milliers de personnes se pressent chaque soir, lors des Design ou Fashion weeks. Le reste de l’année, parole de staff : « c’est en effet plus calme.»
Peut-être y sert-on des Sbagliati un poil plus réussis ? Ils sont en tout cas préparés à toute heure dans le verre de Mirko Stocchetti, à la différence des hauts moments de la créativité milanaise où il faudra arriver tôt pour espérer s’abreuver dans le fameux contenant. Car, en avril 2023, seuls les designers de renom semblaient avoir le privilège de tenir le Saint Graal passé minuit : « Ils savent que, moi, je le volerai pas.» L’histoire ne dit pas où a fini ce verre…
Fait rarissime, le site Highsnobiety, a inauguré à l’occasion de la Design Week milanaise 2023 une collaboration avec le Bar Basso. Peu (ou pas ?) d’établissements peuvent se targuer de la même distinction… Cette collection de t-shirts, hoodies et casquettes tout à fait désirable, portait cette année le bar au firmament du cool. Gageure d’un phénomène qui n’est pas prêt de s’arrêter ?
Si le Bar Basso peut être dangereux pour le porte-monnaie (et pour la santé), un conseil devrait être entendu par tous les jeunes designers ou reporters en herbe de passage à la Design Week de Milan : une soirée passée aux abords du Bar Basso permet une moyenne d’échange de 10 cartes de visite par personne — on a (plus ou moins) compté. Un coup de pouce non négligeable pour sa carrière…
> Bar Basso. Via Plinio, 39, 20133 Milano. Site internet.