Art Paris 2023 : entretien avec Marc Donnadieu, commissaire invité

Art Paris, dont IDEAT est partenaire, fête cette année ses 25 ans. Pour l’occasion, Marc Donnadieu, commissaire invité de l’édition 2023, livre sa vision de la scène hexagonale à travers une sélection d’œuvres de 20 artistes. Tout un programme !

Qu’est-ce qu’un artiste engagé ? Selon la définition du Larousse, l’engagement est le « fait de prendre parti sur les problèmes politiques ou sociaux par son action et ses discours ». Marc Donnadieu, commissaire d’expositions indépendant, démontre à travers les œuvres de 20 artistes qu’il présente à Art Paris 2023 qu’il existe « des œuvres qui forcent à la clairvoyance, à l’émancipation, à l’empathie et nous obligent à ouvrir notre regard sur l’art comme sur le monde, leur histoire ou leur actualité ».



IDEAT : Cette programmation est-elle née d’un désir de prendre en compte les conflits actuels ?

Marc Donnadieu : Oui, en Iran ou en Ukraine notamment mais elle vient aussi de mon désir de compléter celles développées lors des éditions précédentes notamment « Une scène française d’un autre genre » par Camille Morineau de l’association AWARE, « Portrait et figuration » d’Hervé Mikaeloff ou encore « Histoires naturelles » d’Alfred Pacquement.

Les deux tiers des artistes ont été sélectionnés en partenariat avec les galeries présentes sur à Art Paris 2022 : elles ont joué le jeu en proposant des artistes correspondant au thème. Idem pour les galeries participant pour la première fois qui ont accepté de couvrir ce sujet comme Almine Rech, Maïa Muller. Ou The Pill.

Paul Rebeyrolle, Le chien blanc (série Madagascar), 2000, Peinture, 278 x 240 cm, Courtesy de l’artiste et Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Paul Rebeyrolle, Le chien blanc (série Madagascar), 2000, Peinture, 278 x 240 cm, Courtesy de l’artiste et Galerie Jeanne Bucher Jaeger Paul Rebeyrolle

Je tiens à le souligner car Art Paris n’est pas une Biennale ni un centre d’art. Art Paris 2023 s’adresse aux collectionneurs qu’il faut convaincre, chez lesquels il faut provoquer un déclic d’achat. Or, cette thématique propose des œuvres plus difficiles à accrocher chez soi. Mais je crois encore au pouvoir de l’art. Je revendique de rester un idéaliste.

IDEAT : Quelles sont les différentes formes que peuvent prendre cet engagement ?

Marc Donnadieu : Il peut être politique mais il peut être aussi par rapport au faire de l’œuvre. Je pense aux artistes qui y ont consacré toute leur vie, comme Paul Rebeyrolle qui s’est engagé mordicus à ne faire que de la peinture, ou Agathe May qui a consacré toute sa vie à ne faire que de la gravure alors même que ce médium était considéré comme subalterne. Elle a connu un long passage à vide incroyable avant de revenir sur le devant de la scène.

Nancy Spero, You bear the stigma… (Artaud painting), 1969, Gouache, encre et collage sur papier, 62,7 x 50,2 cm © DACS, Courtesy Galerie Lelong & Co
Nancy Spero, You bear the stigma… (Artaud painting), 1969, Gouache, encre et collage sur papier, 62,7 x 50,2 cm © DACS, Courtesy Galerie Lelong & Co Nancy Spero

J’ai tenu à intégrer des figures tutélaires d’artistes décédés, des réfugiées telles que l’Américaine Nancy Spero, le Bulgare Jacques Grinberg ou encore Hervé Télémaque qui était d’une France qu’on n’estime pas, Haïti. Tous trois sont emblématiques de la France terre d’accueil. J’aurais pu remonter au cubisme et à la première Ecole de Paris (avec, entre autres, Marc Chagall, Robert et Sonia Delaunay ou André Kertész, qui firent de Paris aux alentours de 1900 une ville d’art incontournable).

Il faudrait aussi rendre hommage à toutes les figures, les galeristes, les artistes qui ont développé un réseau de solidarité pour accueillir ces exilés. Geneviève Asse évoquait souvent le peintre d’origine russe Serge Charchoune (1888-1975), un artiste de l’abstraction, dont la source principale d’inspiration était la musique. Ce post-cubiste méconnu aujourd’hui aidait tous les artistes dans le besoin. C’était un artiste pour artiste comme on dit.

IDEAT : Quelles sont les principales caractéristiques de ce parcours Art Paris 2023 ponctué des œuvres de 20 artistes  ?

Marc Donnadieu : Ce sont 20 artistes qui délivrent des messages avec une très grande ouverture d’esprit, une altérité emblématique de l’art aujourd’hui. Ils nous ouvrent les yeux mais laissent une place à l’interprétation. Je constate qu’il comporte beaucoup de femmes, elles sont 11, et plus de la moitié sont d’artistes d’origine étrangère. D’ailleurs, il a fallu tenir compte de la sélection intitulée « L’Exil : dépossession et résistances » d’Amanda Abi Khalil (commissaire d’expositions indépendante et fondatrice de TAP (Temporary Art Platform) à Beyrouth) pour qu’aucun artiste ne se retrouve dans les deux sections.

J’ai suivi deux lignes de force : le dialogue avec l’Histoire, autrement dit comment certains artistes revisitent l’histoire dont l’histoire de l’art, et le dialogue entre les cultures c’est-à-dire la France comme terre d’accueil, le pays où il est possible d’exprimer ce qui ne l’est pas ailleurs. Les artistes les plus engagés dans ce dialogue entre les cultures sont, pour les deux tiers, des artistes originaires de pays dans lesquels il est difficile de s’exprimer. Le résultat donne des mixages étonnants.

Nancy Spero, You bear the stigma… (Artaud painting), 1969, Gouache, encre et collage sur papier, 62,7 x 50,2 cm © DACS, Courtesy Galerie Lelong & Co
Nancy Spero, You bear the stigma… (Artaud painting), 1969, Gouache, encre et collage sur papier, 62,7 x 50,2 cm © DACS, Courtesy Galerie Lelong & Co Courtesy Galerie Lelong & Co

C’est le cas de Kubra Khademi, née en Afghanistan, de Sepand Danesch, né à Téhéran ou encore de RaKaJoo, diplômé de l’école Kourtrajmé fondée par le réalisateur Ladj Ly et JR, qui travaille sur des communautés en exil, entre l’Afrique et l’Europe. Mais ce rapport à l’altérité peut se révéler conflictuel car posséder une double culture fait parfois naître des tensions.

Et puis, il y a les artistes qui relisent l’histoire comme le Soudanais Hassan Musa et Damien Deroubaix qui se revendiquent de maitres et se les réapproprient. Musa s’inspire de « La Barque de Dante » d’Eugène Delacroix, et Deroubaix de Rodin.



IDEAT : Pourquoi avoir sélectionné des photographes ou des vidéastes à Art Paris 2023, une foire dont le médium le plus représenté est la peinture ?

Marc Donnadieu : Je reconnais que ce choix présente une prise de risque pour les galeristes, non seulement parce que, contrairement à Art Basel par exemple, Art Paris n’est pas renommé pour la pluralité des médiums proposés, mais aussi parce qu’il existe des foires spécialisées pour ces autres médiums : Asia Now, Akaa ou encore Paris Photo.

Prenons les portraits photographiques d’Angèle Etounndi Essamba, un travail sur le corps féminin en noir et blanc d’une beauté plastique exceptionnelle. C’est une œuvre plus institutionnelle, destinée à une nouvelle génération de collectionneurs.

Il y aussi cette incroyable installation vidéo d’Alain Josseau : il a sculpté la maquette d’une ville qui tourne sur un socle. Elle est filmée par une caméra de surveillance et l’image ainsi captée est restituée sur un écran d’ordinateur. Elle nous est redonnée sous forme de journaux télévisés. Le spectateur, qui a l’impression de voir un reportage fait en Ukraine aujourd’hui sur une chaîne d’infos en continu, est davantage fasciné par l’image projetée que par la maquette. Il croit donc en ce monde tel qu’on nous le montre, pas tel qu’il est. Une œuvre qui soulève la question de la réalité : qu’est-ce qui est faux et qu’est-ce qui est vrai ?

IDEAT : De l’aînée Nancy Spero à la cadette Kubra Khademi, de nombreuses galeries présentes à Art Paris 2023 abordent le thème de l’engagement par le prisme du féminisme. Pourquoi revenir sur cette thématique quatre ans après Camille Morineau ?

Marc Donnadieu : Parce que ces galeries montrent pour la plupart des œuvres inédites. Templon présente une série inédite de Prune Nourry qui n’est pas composée de pièces. autobiographiques mais de tirages photographiques réalisés avec une femme enceinte. Elle émerge d’une piscine remplie de lait, d’une pelouse… Son corps devient une île. Chez Nathalie Obadia, Laura Henno s’est quant à elle replongée dans ses archives pour y choisir des œuvres anciennes, datées de 2012, tandis que Thu Van Tran chez Almine Rech montre son dernier tableau. Le message y est moins évident, moins immédiat : elle fait des rébus. Il faut fouiller, regarder les titres.

Thu Van Tran, Colors of grey – CCOD, 2022, Acrylique sur toile, 130x195cm, Courtesy de l’artiste et Almine Rech
Thu Van Tran, Colors of grey – CCOD, 2022, Acrylique sur toile, 130x195cm, Courtesy de l’artiste et Almine Rech Thu Van Tran

Le message y est tout aussi subtil que chez Corona Paz qui montre une peinture faite avec l’aide de son assistante assez hermétique. Elle fait référence à une scène du film de Buster Keaton, Le Mécano de la générale (1926) lorsque le personnage de l’amoureuse sort d’un sac postal, et à  Alice aux Pays des merveilles, qui ne cesse de plonger et de resurgir d’un espace du réel ou du récit à un autre.

Corona Paz est artiste et psychanalyste. Elle est plus dans la symbolique comme Apolonia Sokol, et propose un travail plus analytique. Elle évoque l’Idée du basculement, et prend à témoin le spectateur : « Est-ce que tu vas m’aider ou me laisser tomber ? ». Autrement dit, cette figure accroupie sur un socle est l’allégorie d’un questionnement quasi introspectif : comment puis-je sortir de mon déséquilibre, de ce désordre ?

Paz Corona, Untitled, 2022, Peinture, 220 x 180 cm, Courtesy de l’artiste et Galerie Filles du Calvaire
Paz Corona, Untitled, 2022, Peinture, 220 x 180 cm, Courtesy de l’artiste et Galerie Filles du Calvaire Matthieu Gauchet

Quant à Agathe May, elle expose un immense triptyque de gravure fait chez elle. Comme un écho au thème développé par Alfred Pacquement en 2022, elle témoigne de notre rapport à la surconsommation. Dans ce capharnaüm très dense, en noir et blanc, des éléments issus de la nature tracés en couleurs apparaissent. Ils poussent de manière féérique malgré l’accumulation d’objets. Est-ce la marque d’un futur possible ou s’agit il d’une apparition ? C’est une œuvre épiphanique, entre le chaos et la renaissance.

> Art Paris 2023, du 30 mars au 2 avril au Grand Palais Éphémère, Place Joffre, 75007 Paris.