La fondatrice de Culture in Architecture préside, cette année, le jury de la septième édition du festival international d’architecture intérieure Design Parade Toulon. Cette architecte libanaise, qui a grandi à Beyrouth, a installé son agence à Paris en 2011. Un an plus tard, elle rénovait l’Hôtel de Crillon. À Toulon, elle propose l’exposition « L’Amour, la Mer, les Femmes », une ode à la Méditerranée et à la littérature, dans la veine de son travail inspiré de l’antique, mais aussi du brutalisme.
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IDEAT : Comment définiriez-vous votre travail ?
Aline Asmar d’Amman : J’essaie toujours de développer des projets poétiques et audacieux. J’ai aussi un côté anti-establishment qui contraste avec les clichés que je peux entendre à mon sujet. Parce que j’aime bien m’habiller, parce que je suis une femme, parce que j’aime la mode – et Chanel en particulier. Mais, au fond, j’adore les choses cassées et le rapport entre le brut et le précieux qui ne peuvent exister qu’en tension.
IDEAT : Quel a été votre premier contact avec la Villa Noailles ?
Aline Asmar d’Amman : Le livre de photographies de Karl Lagerfeld, Villa Noailles. Hyères – Été 1995. Il m’a intéressée car, pour moi, les plus beaux lieux sont ceux qui vous touchent par leur mystère. Et c’est ce que Karl raconte dans l’introduction de l’ouvrage…
Après nos différentes rencontres et une première collaboration, j’ai développé avec lui une collection de mobilier en marbre pour la Carpenters Workshop Gallery que j’expose au rez-de-chaussée de l’ancien évêché, en plus de mon exposition « carte blanche » à l’étage.
IDEAT : Vous avez imaginé celle-ci comme une promenade littéraire. Comment l’avez-vous matérialisée ?
Aline Asmar d’Amman : J’ai une affection particulière pour le métier d’écrivain, car j’ai toujours pensé que les architectes écrivent avec la matière comme les auteurs le font avec les mots, pour des projets pérennes. C’est un acte responsable, mais joyeux.
IDEAT : « L’Amour, la Mer, les Femmes » : pourquoi avoir choisi ce titre et ce sujet pour cette carte blanche ?
Aline Asmar d’Amman : L’amour, parce que c’est le thème romanesque par excellence et que, même si on ne vit pas l’amour, on le rêve. Ensuite, la mer et, plus précisément, la Méditerranée, car c’est celle qui nous lie et nous emporte, et à laquelle je voulais rendre hommage. Enfin, les femmes, et j’entends par là surtout les autrices, qui furent pour moi autant d’amies imaginaires. C’est une façon de mettre à l’honneur l’amitié féminine.
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IDEAT : Pourquoi la littérature est si importante dans votre vie ?
Aline Asmar d’Amman : Sûrement parce qu’elle a été un bouclier pendant mon enfance passée à Beyrouth en pleine guerre civile. Une passion que j’ai matérialisée en créant un lieu dédié baptisé Bureau d’écriture et qui, je l’espère, donnera envie de lire aux visiteurs.
IDEAT : Parmi vos œuvres pour Toulon, il y a Béton littéraire, pièce majeure de votre installation. De quoi s’agit-il ?
Aline Asmar d’Amman : J’aime cette idée que la matérialité devient poétique. Béton littéraire fait le lien entre Beyrouth et Toulon. Il s’agit de livres noyés dans du béton percé de ferraillage et qui viennent constituer des tables, des étagères et d’autres meubles. Un écho à de multiples phrases d’autrices qui me tiennent à cœur dont celle de Leïla Slimani (tirée de son roman Le Parfum des fleurs la nuit, NDLR) : « Il empilait les livres à ses pieds comme un maçon empile des briques pour construire un mur ».
IDEAT : La Méditerranée est au cœur de vos pensées. Comment l’évoquez-vous ?
Aline Asmar d’Amman : J’ai souhaité articuler la Méditerranée avec l’idée des possibles, car c’est grâce à elle que je me retrouve aujourd’hui à vivre en France. Je veux adresser un message positif et enjoué, dire que la Méditerranée est un ensemble de ponts fertiles jetés entre des cultures. C’est aussi pourquoi j’ai parsemé le parcours de découvertes et de petits instants de splendeur rappelant le bassin méditerranéen.
IDEAT : Ce n’est donc pas une Méditerranée littérale ?
Aline Asmar d’Amman : J’ai imaginé une déambulation dans un espace construit comme un véritable intérieur. Mais il n’est pas strictement méditerranéen, il fait plutôt écho à la Méditerranée. On y retrouvera surtout beaucoup de choses écrites. Depuis l’Entrée des contes, ponctuée de fauteuils de Jean Veber et de Paul Follot tapissés du Chat botté et de la Belle au bois dormant, empruntés au Mobilier national, au Salon de conversation, déployé autour d’une bibliothèque traversée par la lumière, en passant par le Bureau d’écriture, dédié aux autrices dont l’écrivaine Lidia Yuknavitch (autrice américaine, notamment de La Mécanique des fluides, NDLR), jusqu’à l’Espace du bain de Vénus, où le miroir fractal fabriqué avec l’Atelier François Pouenat s’inspire de celui des frères Martel pour la Villa Noailles.
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IDEAT : Pour réaliser ce rêve à visiter, vous vous êtes donc associée à de nombreux savoir-faire ?
Aline Asmar d’Amman : J’ai collaboré avec de nombreux artisans et entreprises du patrimoine vivant, comme les Ateliers de France, les Établissements Maleville, la maison Delisle et surtout les ateliers du 19M, qui rassemblent les métiers d’art de Chanel. Je suis obsédée par cette idée du geste de la main, évocateur du métier d’architecte, et du geste de l’écriture, tellement semblables.
IDEAT : Comment avez-vous endossé votre rôle de présidente du jury ?
Aline Asmar d’Amman : Ce qui m’intéresse, c’est l’acte juste. C’est ainsi que j’ai choisi les candidats avec le jury que j’ai rassemblé autour de moi comme autant de membres d’une petite famille hétéroclite. Avec chacun, j’ai en commun l’amour du beau et de la culture française. Nous sommes tous issus de pays et de métiers différents, et je les ai aussi sélectionnés parce qu’ils sont libres d’esprit. Avec eux, je me suis fixé pour objectif de redonner de l’espoir aux lauréats.
IDEAT : Quels ont été vos critères de sélection ?
Aline Asmar d’Amman : Il n’y a rien qui m’afflige plus que la décoration gratuite, c’est pour cela que le choix des candidats a été orienté sur l’idée de narration incarnée. Nous avons préféré des gens qui proposaient une beauté dérangeante plutôt que séduisante ou charmante. La première condition pour moi, c’était la singularité. La deuxième, la justesse dans la réponse. L’idée générale était d’éviter le cliché du « salon de sieste ».
Je voulais être enrobée à la fois par le geste, l’émotion et la matière. J’avais envie que ces candidats défendent chacun à leur façon une valeur qui m’est chère : la matérialité poétique, à travers le métier d’architecte. Mon message, c’est aussi de leur rappeler de faire attention à ce qu’ils souhaitent raconter comme histoire et laisser comme trace.
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