C’était il y a un quart de siècle, un jeune designer de 21 ans faisait le buzz en publiant des objets totalement imaginaires – créés en 3D avec le logiciel Alias de Silicon Graphics –, mais reprenant l’ADN de labels comme Apple ou Vuitton. Ora-ïto était né ! Aujourd’hui, parmi les designers de la nouvelle génération, certains s’affranchissent allègrement des contraintes du réel et des lois de la physique en ne proposant que des intérieurs et mobiliers virtuels, entièrement fantasmés.
Décors fantasmés
Une façon de laisser libre cours à leur créativité et d’inventer des environnements de vie purement oniriques qu’ils mettent dès lors au service de marques d’objets et d’éditeurs de meubles. Au passage, les fans de déco y puisent des idées de couleurs ou d’agencements.
Ces derniers mois, ceux-ci ont envahi Instagram par centaines de milliers. Car à la faveur de la crise sanitaire, une génération spontanée de créateurs parfaitement rompus aux outils informatiques de conception 3D a trouvé dans l’architecture virtuelle le moyen de s’évader d’une réalité trop étouffante.
Parmi les stars de cette nouvelle vague, Andrés Reisinger fait figure de tête de proue. L’univers ouaté de cet Argentin, qui a posé son studio à Barcelone, a conquis des millions de fans. Child Studio, Massimo Colonna, Benjamin Guedj, Charlotte Taylor, Stefano Giacomello ou Anthony Authié de Zyva Studio… dans le sillage de Reisinger, ils sont nombreux à proposer des décors purement fantasmés. Enfin, pas systématiquement.
Leurs images sont souvent ponctuées de meubles et d’objets iconiques de l’histoire du design ! N’empêche, le designer Benjamin Guedj a récemment été approché par un architecte d’intérieur qui voulait lui passer commande d’un canapé… qui n’existait que virtuellement. Une prise de contact qui a eu la vertu de pousser le créateur à passer du numérique au réel en faisant éditer certaines de ses assises.
C’est aussi ce qu’a vécu Andrés Reisinger. Sollicité par l’éditeur Moooi, celui-ci a accepté de plancher avec une designer textile, Júlia Esqué, sur une version en bois et en tissu de son Hortensia Armchair, qui, après avoir cartonné sur Instagram, s’est fait remarquer lors du dernier Salon du meuble de Milan…
Quand la réalité rattrape la fiction…
Il y a dix ans était dévoilé le projet Google Glass, des lunettes capables de superposer à la vision des informations contextuelles : affluence dans une station de métro, fiche historique d’un bâtiment, aide à la navigation… Trop novateur et intrusif, ce fut un flop. Mais, aujourd’hui, ces technologies parviennent à maturité et trouvent un champ d’application rêvé dans l’embellissement des intérieurs.
La réalité augmentée permet en effet d’afficher, grâce à l’appareil photo d’un Smartphone ou d’une tablette, des objets à l’échelle dans son chez-soi. IKEA a lancé dès 2017 une application mobile baptisée Place, qui projette virtuellement les meubles dans un espace. Une nouvelle expérience client, où, d’un doigt, l’on dispose dans son salon un canapé du catalogue en ligne, avant de l’essayer en magasin et de le commander sur Internet.
Prisée des amateurs de déco pour ses wishlists (listes de souhaits), la plate-forme Pinterest vient, elle, d’annoncer la sortie de Try on For Home Decor. Cette fonctionnalité autorise aussi de placer virtuellement chez soi des articles de décoration et des meubles issus de marques partenaires, comme Leroy Merlin ou Maisons du Monde, puis de craquer en ligne…
Certains distributeurs ont bien saisi l’intérêt de cette nouvelle technologie d’imagerie pour optimiser leurs ventes. Sodezign a ainsi équipé son site d’un service permettant de visualiser canapés, tables et assises via le smartphone. Mieux, il suffit d’envoyer des photos d’une pièce avec quelques indications concernant ses goûts pour recevoir un plan en 3D avec des suggestions d’ameublement.
Seul dans son univers
Même Le French Design by VIA, l’organisme de valorisation du mobilier français, s’y est mis ! « Nous proposons en réalité augmentée plus de 600 meubles et objets fabriqués et/ou édités en France, que l’on peut faire apparaître chez soi avec son téléphone, les disposer dans différentes configurations, pour voir comment ils s’y intègrent. Des marques comme Duvivier Canapés ont déjà franchi le pas, car elles ont réalisé que, dans le cadre d’une stratégie omnicanal (qui s’appuie sur les canaux numériques et physiques, NDLR), le meuble se prête parfaitement à cette technologie », relève Benoît Pointreau, chargé de ce dossier au VIA. Et de conclure : « Nous essayons actuellement de pousser un maximum de designers et de fabricants à présenter leurs pièces en réalité augmentée. »
Des marques de marché de masse aux distributeurs les plus exclusifs, l’offre se propage jusqu’au spécialiste du vintage en ligne, 1stDibs. Parmi les clients de ce site, les architectes Humbert & Poyet, qui utilisent régulièrement son outil de réalité augmentée. « Cela nous permet vraiment de mieux choisir un luminaire ou une lampe pour les intérieurs que nous meublons… », explique Christophe Poyet. Mais le duo s’est aussi converti à la réalité virtuelle, qui s’est immiscée ces dernières années dans la pratique de nombreux architectes. Avec elle, fini les croquis papier et les rendus 3D sur écran.
Cette technologie plonge le spectateur dans un univers entièrement créé par ordinateur par l’architecte et que le client peut visiter virtuellement. Une manière d’aller plus loin dans l’immersion, soit sur un écran où l’on se déplace avec sa souris (à la manière d’un jeu vidéo), soit, pour une impression encore plus spectaculaire, avec un casque de réalité virtuelle qui met un écran devant chaque œil.
De nombreux professionnels, comme Luis Laplace ou Fanny Rozé, utilisent déjà cet instrument au quotidien. Pour les accompagner, des entreprises spécialisées proposent des solutions clés en main, comme iStaging, qui a réalisé des projets de « visualisation immersive » pour l’architecte Tristan Auer lorsqu’il a conçu l’intérieur de l’Hôtel de Crillon, à Paris
Un outil que chacun s’approprie selon le niveau de détail souhaité : de la forme d’une poignée de porte ou, de façon moins fidèle, pour donner de l’objet un simple aperçu et éviter un côté déceptif. « Nous travaillons en ce moment sur un projet pour lequel le propriétaire attend une cuisine avec une organisation bien précise. Grâce à l’expérience de la réalité virtuelle, nous avons pu l’aider à se faire une idée plus évolutive de l’agencement, mais la réalité virtuelle nécessite une lourde charge de conception et de modélisation. En général, on évite de trop rentrer dans les détails pour ne pas se perdre », indique Sébastien Kieffer, du studio de création parisien Pool.
« Nous avons utilisé la réalité virtuelle pour des projets de retail, notamment pour la boutique Aquazzura à New York. Cela nous a demandé beaucoup de travail, chaque objet devant être modélisé à 360°. Mais en fin de compte, cela en vaut la peine, le résultat étant vraiment bluffant. Nos clients essaient de toucher les meubles, les lumières… La limite de la réalité virtuelle, c’est la complexité pour le spectateur à expliquer ce qu’il éprouve, car il s’agit d’une expérience immersive et donc très personnelle. Comme une cerise sur le gâteau d’images 3D autour desquelles nous pouvons échanger, partager des choses avec nos interlocuteurs. Lorsque quelqu’un a un casque sur la tête, il est seul dans son univers », déplore lui aussi Christophe Poyet.
Améliorations en vue
Si ces derniers mois ont vu une progression spectaculaire de cette technologie parmi les professionnels, elle demeure expérimentale à bien des égards. La plupart de ceux qui l’ont adoptée se sont formés seuls, grâce à des tutoriels trouvés sur YouTube ou via leur communauté.
Deuxième écueil, elle ne permet pas encore de se déplacer de manière fluide. À la différence du jeu vidéo, il faut fixer une mire avec son joystick pour aller d’une pièce à l’autre, voire revenir à un menu pour choisir la visite d’une nouvelle pièce… Quant au rendu des textures et des détails, notamment de la lumière, il reste perfectible. Néanmoins, ces barrières technologiques, qui floutent la frontière entre vie réelle et virtuelle, ont de bonnes chances de progressivement tomber dans les prochains mois.