IDE pour International Design Expéditions. Immergez un groupe de designers internationaux dans un bain culturel qui n’est pas le leur, laissez imprégner et voyez ce qui va se dessiner. C’est en substance le principe des voyages organisés par Mathilde Bretillot, designer, architecte d’intérieur, scénographe et enseignante à l’école Camondo.
Après plusieurs semaines d’immersion dans un pays, le groupe sort des objets qui n’auraient pas pu voir le jour ailleurs, sans cette unité de lieu, de temps et d’action. Parce que c’était eux. Parce qu’ils étaient là, ensemble. Après Les Pouilles puis la Pologne, Mathilde Bretillot embarque Camillo Bernal, le Colombien, Anne Xiradakis, la Française, et Alicja Patanowska, la Polonaise aux confins du Cambodge. L’occasion pour nous de vivre en direct leur processus créatif, fait de découvertes, d’émotions et surtout d’un regard sur une culture millénaire qui se dévoile au fil des jours.
Ils se serrent en rang d’oignons sur la banquette du bistrot parisien où nous avons rendez-vous quelques jours avant le départ. Camillo Bernal, Anne Xiradakis et Mathilde Bretillot vont bientôt s’envoler pour huit semaines au Cambodge. Camillo et Anne se rencontrent pour la première fois. Ils sont le nouvel équipage sélectionné par Mathilde pour l’édition 2022 d’International Design Expéditions (IDE). Avec eux, voyagera aussi Alicja Patanowska, pour l’heure toujours chez elle, à Poznan, en Pologne. Sur la banquette, il y a aussi Valentin Hochet, qui les suivra pour rendre compte du voyage sur les réseaux sociaux (@internationaldesignexpeditions). Mathilde commande du vin rouge et du saucisson avant de présenter son bébé.
IDE est surnommée « Ceramic and Food route » car les participants s’intéressent avant tout à la nourriture et à leur contenant. « Par ce prisme nous observons la part inaliénable d’une culture, celle qui est la plus universelle ». Au travers du couple contenu/contenant se lisent les traditions, les techniques, les façons de partager, l’héritage, l’âme d’une civilisation. Pour Mathilde Bretillot, l’histoire de l’objet est plus important que le résultat. A la fin de l’expédition, la production des designers racontera leur croisière au fil de l’eau. Leurs créations seront uniques, témoins à la fois de qui ils sont, des traditions du pays, de ses artisans et de l’époque. « J’ai créé IDE avec une amie américaine aujourd’hui disparue, Jill Silverman van Coenegrachts. Curatrice d’art et ancienne journaliste au New-York times, elle portait l’ambition de ce projet très haut. Comme le Bauhaus, elle voulait constituer de petites communautés qui opèrent un design contemporain à l’écoute de l’humain. Nous sommes une flottille d’explorateurs, nous allons fouiller les petites criques pour nous inspirer, à l’écart des gros paquebots. »
Les participants
A bord, il y aura donc Anne Xiradakis, céramiste, spécialisée dans les objets de la table et, par conséquent, de leur rapport à la nourriture. Un goût hérité de son père, célèbre restaurateur à Bordeaux, où elle fut diplômée de l’Ecole Supérieure des Beaux-arts (EBABX). Elle a développé « des objets pour la nourriture » avec Guy Savoy ou Inaki Aizpitarte. Anne cumule plusieurs résidences au Japon, en Chine, au Tibet. Pour partir au Cambodge, elle a mis sur pause ses cours dispensés à Camondo et à l’ENSA de Limoges.
Camillo Bernal est Colombien et vit à Paris, où il a été diplômé de l’Ecole Camondo en architecture d’intérieur et design. Dès son diplôme de fin d’études, il se fait remarquer en concevant un poulailler dont la mangeoire en porcelaine provient de la Manufacture de Sèvres et dont la structure, le perchoir, le nichoir et l’abreuvoir ont été fabriqués par des artisans d’art de renom. L’idée est de créer des ponts entre l’humain et l’animal, mais aussi entre le designer et les artisans, la matière et la fonction. Il se définit comme un « concepteur », fonction hybride à la fois designer et architecte d’intérieur. Pour lui, au final, seule l’échelle de ce que l’on crée, objet ou espace, varie.
Alicja Patanowska est céramiste, diplômée de l’Académie des Beaux Arts de Vratislavie, en Pologne, ainsi que du Royal College of Art à Londres. Titulaire de nombreux prix, ses œuvres se trouvent dans les collections de musées à Shanghai ou Cracovie, elle a exposé dans le monde entier.
Le concept
Mathilde Bretillot ne leur a donné aucun brief. « On voit sur place selon la nourriture du marché. On verra ce qui sort du four» dit-elle. Sur place, l’équipe reçoit le soutien de l’Institut Français et de son directeur, Valentin Rodriguez. Mathilde y donnera une conférence ayant pour thème « transmission et innovation ». Une façon de souligner combien la mise en lien est l’ingrédient indispensable à la novation, le but de cette expédition. Le programme qu’elle a concocté est dense. Avant de créer, d’abord « se nourrir ».
A Phnom Penh, visite du Musée National, du Musée de la vie économique, en compagnie de leurs directeurs et de Jean-Michel Filippi, professeur de linguistique, grand connaisseur de l’histoire Khmer. Visite de la ville, de son école d’art, découverte du Mekong. Et puis l’éducation au goût, avec des toques renommées, du plus Khmer des chefs français Joannès Rivière à la star locale Luu Meng, le plus à même de transmettre la quintessence de la cuisine cambodgienne. « Les dix premiers jours, on prend », explique Mathilde. De la pollinisation fleurira la création. Dans le bistrot parisien, l’assiette de saucisson et la bouteille de rouge sont vides. Décollage pour Phnom Penh.
De Paris à Phnom Penh
« Je suis super impressionnée ». Ce sont les premiers mots, du premier jour d’Alicja. « J’essaie de marcher un maximum pour observer la vie des gens, beaucoup de détails s’entrechoquent. D’un point de vue design, ce qui m’inspire le plus ce sont les feuilles. Ils emballent plein de choses avec elles. La géométrie des pliages est très belle et ce sont seulement des feuilles. »
Dans la voix de Mathilde Bretillot, ce n’est plus le calme docte de l’enseignante qui parle mais les chants d’oiseaux, les bruits de la rue, les moteurs des tuk-tuks et l’enthousiasme de la voix. « On s’est promenés partout dans Phnom Penh, on a beaucoup, beaucoup mangé. Ici les gens ont le sourire jusqu’aux oreilles. Ce qui m’a le plus étonné sur les marchés ce sont ces fruits, ces légumes, ces plantes jamais vus de ma vie, dont on retrouve les multiples saveurs dans la cuisine. La nourriture est goûteuse, légère, agréable. »
Sur les marchés du Cambodge, on trouve des haricots dragon, du margousier, des fleurs de jacinthe comestibles, des tiges de nénuphar, du mimosa aquatique… « La rencontre la plus incroyable a été avec le chef Luu Meng, reprend Mathilde Bretillot. Le repas n’en finissait pas, des fruits de mer, des herbes, des thés, des jus de fruit sublimes. Nous étions au plus près de lui, dans sa cuisine, nous ne réalisions pas qu’il avait en fait une vingtaine de restaurants et employait 1200 personnes… Il est passionné et adore transmettre. »
Camillo s’est branché en mode « observation ». « Je veux tout comprendre, la façon de vivre, d’éduquer les enfants, comment se comportent les hommes, les femmes, comment ils travaillent, la religion, l’alimentation. Je me suis vite rendu compte que nos repères occidentaux, ni même mes références colombiennes, ne sont pas valables ici. Rien que pour la nourriture : elle est partout. Elle fait partie de la vie, avec des symboliques très fortes. C’est spectaculaire. » Alicja est fascinée par les grosses noix de coco vertes. Par la façon dont le dessus est pelé avec un grand couteau, dessinant de petites courbes successives, avant de trouver l’ouverture pour boire son eau. « Hier, au Musée National, le conservateur nous a montré dans les archives des contenants traditionnels en céramique qui servent à la cuisson. Ils sont ronds, ils ont la même courbe que ces noix de coco et comme elles, ils n’ont pas de pieds pour les poser. Cette absence de pied et cette courbe, ce seront mes premières pistes de dessin. »
Le Musée National est celui qui a le plus retenu l’attention d’Anne : « C’était la première confrontation avec la céramique cambodgienne. Ici, on n’utilise que deux terres, une brune et une claire, il n’y a que deux émaux principaux, un brun, un clair. La variété est rare. Il y a aussi très peu de décor. On doit être attentif à ce que l’on regarde car pour moi la variété vient du travail du détail, les ouvertures, les cols, les lèvres, les reliefs… »
Les trois designers sont studieux, concentrés, émerveillés. « Ils s’entendent bien, soupire Mathilde. Ils sont si différents. C’est un vrai challenge. Demain, nous partons pour Siem Reap, à 300 kilomètres au Nord-Ouest. Nous passerons par un village de potiers. C’est aussi là où se trouvent les temples d’Angkor… »