valentina sommariva / Living Inside

Interview : Kiki & Joost, couple idéal du design hollandais

Depuis vingt ans, le couple de designers néerlandais formé par Kiki Van Eijk et Joost Van Bleiswijk fait studio commun, à Eindhoven, tout en cultivant deux identités différentes. Dans leur domaine d’activité, ces représentants de la deuxième vague de designers néerlandais définissant le Dutch Design réussissent à conserver une indépendance garante de leur liberté de création.

Quelle influence la crise sanitaire a-t-elle eu sur votre studio ?
Joost Van Bleiswijk : Lors du premier confinement, tout le monde travaillait depuis son domicile excepté ceux chargés de tâches impossibles à effectuer de chez eux. De notre côté, nous avons passé un peu plus de temps à réfléchir à notre métier. Nous nous sentions aussi responsables de l’activité des collaborateurs du studio. Nous avons donc fait en sorte d’attirer et de générer suffisamment de travail pour chacun.
Kiki Van Eijk : Au début, entre inquiétude, annulations, reports, le monde de la création, des théâtres aux musées, naviguait à vue. Au studio, cela a été le moment de se focaliser sur l’essentiel.

Qu’avez-vous fait de votre confinement ?
K.V.E. : Nous avons commencé de nouvelles collaborations avec des galeries et constitué un petit groupe de designers d’Eindhoven. Nous voulions nous concentrer sur ce qu’il était encore possible de mettre en œuvre. Ainsi est né Design Open. Pendant une semaine en octobre et pendant trois jours en décembre, des studios se sont mobilisés pour recevoir du public. Si moins de visiteurs se déplacent, ceux-là sont motivés pour voir les choses en vrai.

No screw, no glew

La période actuelle vous incite-t-elle à faire des projets différents ?
K.V.E. : Oui, mais, l’année dernière, j’avais déjà été invitée en Californie à concevoir une grande installation, pour le festival de musique et d’art de Coachella. Il s’agit d’un grand espace public, qui sera très intéressant à installer dans le futur. Et aux Pays-Bas, on m’a demandé de dessiner le square d’un nouveau logement social. J’en rêvais et cela a fini par arriver.
J.V.B. : Ce ne sont pas des coïncidences. Nos antennes enregistrent des choses. Ensuite, même si ces propositions ne sont pas de notre ressort, nous y sommes préparés. S’engager sur des projets différents veut aussi dire les réaliser en se souciant de l’environnement et en fabriquant des produits qui durent. Et ces mêmes produits se doivent d’avoir une valeur émotionnelle. Du coup, les gens les conservent. « No screw no glu », une collection pourtant lancée en 2004, vient de retenir l’attention d’un grand label de design pour l’intégrer à son catalogue. Dix-sept ans après, elle suscite toujours de l’intérêt.

Votre indépendance vous donne-t-elle plus de souplesse pour vous adapter ?
K.V.E. : Absolument. Nous ressemblons à des sortes de nomades, allant d’un projet à l’autre. Nous sommes installés ici physiquement, mais dans notre tête, nous voyageons d’une collaboration à une autre, avec des états d’esprit complètement différents.
J.V.B. : Nous travaillons aussi bien sur un petit accessoire que sur un square, dans le cas de Kiki, qui change alors d’échelle. Nous avons aussi un projet avec le North Sea Jazz Festival de Rotterdam, le plus grand festival de jazz en Europe. Nous avons aménagé différents pavillons dans un très grand hall de 6 000 m2, d’une façon très visuelle et interactive.

La deuxième vague des designers néerlandais

Faire des projets en phase avec ses propres valeurs, est-ce la gageure de votre métier ?
K.V.E. : Quand les organisateurs du North Sea Jazz Festival sont venus au studio, ils ont vu combien nos propres aménagements prenaient en compte les questions de développement durable. De là est née l’idée de construire des pavillons écologiques en bois compressé. Nous essayons toujours de rester vigilants quant aux matériaux que nous utilisons.
J.V.B. : Quand nous avons commencé, il y a vingt ans, nous faisions partie d’une sorte de deuxième vague de designers néerlandais. Nous avons vu, entre cette période-là et 2008, osciller l’attrait des galeries pour le design. Cela ne nous a pas impactés parce que nous avions des contacts avec des éditeurs de design et des musées et que nous sommes restés dans notre petit écosystème dans lequel nous nous sentons très bien.

Pièce réalisée par Joost pour la galerie italienne Secondome.
Pièce réalisée par Joost pour la galerie italienne Secondome. DR

Au début de votre carrière, que vouliez-vous faire ?
K.V.E. : À dire vrai, je ne savais pas à quoi m’attendre. J’étais un peu déprimée parce qu’il n’y avait pas tant de designers que ça aux Pays-Bas, et encore moins à Eindhoven. Il y avait bien la génération d’Hella Jongerius et de Marcel Wanders, mais c’était tout. Il n’y avait pas non plus beaucoup de travail dans le secteur du design.
J.V.B. : S’il y a une chose que nous voulions et dont nous étions sûrs, c’était d’avoir notre propre identité et une visibilité reflétant vraiment ce que nous entreprenions. Nous ne voulions pas devenir des designers anonymes à chercher dans les pages jaunes de l’annuaire à J comme Joost et K comme Kiki. Nous voulions être reconnus et appréciés pour ce que nous accomplissions. Nous étions déjà persuadés que si nous faisions quelque chose que nous aimions, cela toucherait forcément d’autres gens. Nous ne nous sommes jamais sentis contraints, pas même d’un point de vue économique.

Kiki & Joost : « Nous avons pratiquement tout construit nous mêmes »

La question économique est pourtant cruciale pour les jeunes designers…
K.V.E. : Quand nous avons commencé à travailler, nous avons bénéficié d’un système qui, je crois, n’existe qu’aux Pays-Bas. Quand vous occupez un bâtiment vide, vous payez un loyer limité, modique. Avoir des revenus à peine plus élevés que ceux d’une étudiante me convenait très bien. Ils ont augmenté graduellement. Chaque fois que nous gagnions un peu plus d’argent, nous l’investissions dans l’achat d’outils et de machines. Nous avons pratiquement tout construit nous-mêmes.

Kiki & Joost devant leur studio de Eindhoven.
Kiki & Joost devant leur studio de Eindhoven. valentina sommariva / Living Inside

Qu’est-ce qui a été le plus difficile au début ?
J.V.B. : Déménager notre studio au moins cinq fois. Après avoir beaucoup bougé, nous nous sommes posés. Errer comme ça, c’était désagréable, chronophage, « budgétivore » et pas du tout écologique ! Donc, en 2013, nous avons cherché, puis acheté un espace. Fini la préoccupation de l’augmentation des loyers ! Avoir son lieu à soi, c’est une liberté supplémentaire pour créer.
K.V.E. : Il y a huit ans, nous avons discuté avec la mairie d’Eindhoven de l’intérêt d’une communauté de créateurs où chaque designer créerait son propre studio. Cela prend du temps, mais nous continuons à nous battre pour nos confrères.

Apprendre aux enfants à « designer » leur vie

À peine diplômés, vous avez donc fondé votre studio, mais était-ce par souci d’indépendance ou faute d’éditeurs présents autour de vous ?
K.V.E. : Les deux. Nous savions aussi que nous ne voulions pas travailler enfermés au même endroit, cinq jours sur sept.
J.V.B. : C’était un défi risqué de faire tout ce travail et de le présenter nous-mêmes au Salon de Milan. Mais si nous n’avions pas pris ce risque, personne ne nous aurait repérés.

Influer sur son environnement demeure-t-il essentiel pour vous ?
K.V.E. : C’est ce que nous disons à nos deux garçons, de 4 et 7 ans. Ils sont très curieux de nature, comme leurs parents. (Rires.) Nous essayons de leur apprendre à « designer » eux-mêmes leur propre vie. Pour qu’ils suivent leurs rêves sans être obnubilés par l’argent.

Venant d’ailleurs, pourquoi êtes-vous restés à Eindhoven une fois diplômés ?
K.V.E. : C’est vrai qu’ayant grandi dans le sud des Pays-Bas et Joost, à Delft, après mes études, je me voyais aller à Paris ou à Amsterdam… Eindhoven n’était alors pas très portée sur le design. Mais peut-être, justement, est-il intéressant de partir de rien et de contribuer à créer une communauté de créateurs ? Avec, finalement, une ambiance libre, ouverte, amicale et exempte de compétition.
J.V.B. : Eindhoven était surtout la ville de Philips. Beaucoup de sociétés alentour en étaient les sous-traitantes. Quand Philips a déménagé, c’était bien pratique pour nous d’avoir toutes ces petites entreprises à vingt minutes du studio.

« Plancher sur son ordinateur ne laisse pas beaucoup de place à l’imagination »

L’école d’Eindhoven était-elle vraiment celle de la liberté ?
K.V.E. : Oui, mais une fois entré dans la vie professionnelle, chacun est appelé à être plus pratique… et plus réaliste. Sorti de là, vous n’avez plus accès à l’atelier de l’école auquel vous étiez habitué. Progressivement, nous l’avons reconstitué. Je crois que nous avons conservé, au fond de nous, cet esprit d’expérimentation. Les idées nous viennent quand nous travaillons avec nos mains. Plancher sur son ordinateur ne laisse pas beaucoup de place à l’imagination.
J.V.B. : Nous utilisons, bien sûr, des ordinateurs, mais nous préférons vraiment fabriquer des maquettes. C’est plus amusant, plus pratique et plus sûr pour relayer notre imagination.

Vases Matrice réalisées par Kiki pour les Cristalleries de Saint-Louis.
Vases Matrice réalisées par Kiki pour les Cristalleries de Saint-Louis. DR

Comment la collection « Matrice » avec les Cristalleries Saint-Louis est-elle née ?
K.V.E. : La directrice artistique, Anne Lhomme, une femme extraordinaire, m’a appelée parce qu’elle avait vu mon travail. Elle était sur le point de faire un projet avec trois designers, Paola Navone, Ionna Vautrin et moi. Elle m’a parlé de Saint-Louis, nous nous sommes rencontrées à Milan et nous avons eu un très bon contact. Elle m’a ensuite invitée à la manufacture, à Saint-Louis-lès-Bitche, en Moselle, une visite fantastique. Il y avait, entreposés dans une armoire, tous les moules en fonte, appelés les « matrices ». Je me suis inspirée de cela et nous avons fait la première collection en 2013. Au moment de la baptiser, je cherchais un nom qui évoque le moule, et le mot « matrice » a été retenu. Anne m’a dit que cela signifiait aussi utérus. Or, j’attendais mon premier enfant… J’ai bien aimé ce lien entre deux événements différents, mais comme reliés par une matrice de cristal. Six ans plus tard, Anne m’a demandé d’agrandir cette famille avec une petite lampe et des vases. C’est devenu une relation sur la durée, ce qui facilite les choses.

Kiki & Joost, une identité très forte

Quand vous travaillez avec un éditeur audacieux comme le néerlandais Moooi, diriez-vous que vous parlez le même langage ?
J.V.B. : Oui, je suis très à l’aise avec cet éditeur et tout spécialement avec les personnes en charge du développement des produits. Nous pouvons même nous inspirer mutuellement comme avec la suspension Tinkering, par exemple. Au départ, les fils étaient visibles au plafond et je trouvais cela laid et inutile. J’ai imaginé que réunir ces câbles de chaque côté serait plus approprié, ce qui a représenté un vrai défi ! Une fois relevé, il a donné naissance à une technique éprouvée qui peut désormais être utilisée pour d’autres lampes…

Suspension Tinkering de Joost pour Moooi.
Suspension Tinkering de Joost pour Moooi.

Est-ce plus ou moins facile de se parler franchement au sujet du travail quand on vit ensemble ?
K.V.E. : Comme nous avons tous les deux une identité très forte et que, la plupart du temps, nous n’avons pas de projets communs, c’est facile d’être honnêtes : nous savons que nous voulons le meilleur l’un pour l’autre. À tel point que l’on peut aller jusqu’à mettre l’autre à l’épreuve pour le faire progresser. Une fois rentrés chez nous, avec nos enfants, nous cessons de parler de design pour la bonne et simple raison qu’on en a parlé toute la journée. (Rires.)
J.V.B. : Quand on travaille côte à côte et que j’émets une idée concernant le travail de Kiki, c’est toujours en me mettant à sa place et pour améliorer son produit.

La maison de Kiki & Joost, un projet de design

Des frictions arrivent-elles ?
K.V.E. : Nous n’avons pas besoin d’être tout le temps d’accord sur le travail de l’un et de l’autre. Si je dis à Joost : « Désolée, je ne vois pas ça comme ça », il est libre d’en tenir compte, ou pas. (Rires.)

La maison de Kiki & Joost près de Eindhoven, un ancien corps de ferme qu’ils ont réhabilité.
La maison de Kiki & Joost près de Eindhoven, un ancien corps de ferme qu’ils ont réhabilité. valentina sommariva / Living Inside

Avez-vous déjà réalisé des projets ensemble ?
K.V.E. : Oui, des intérieurs par exemple, comme le restaurant Lunchroom De Binnenstad, à Eindhoven, un projet total, depuis les lampes jusqu’aux nappes de lin. Cela nous plaît parce que cela nous offre la possibilité d’inclure différentes histoires dans une histoire plus grande. Ensemble, nous avons aménagé notre atelier, notre maison et nous avons même tout planté dans notre jardin. C’est aussi, en un sens, une façon d’expérimenter. Nous avons aussi réalisé une série d’armoires et un panneau en verre gravé pour OmniDecor Glass Design, un éditeur italien. J’avais dessiné pour eux une collection en verre gravé, il y a environ huit ans et, récemment, nous avons élaboré ensemble un projet qu’ils sortiront dans quelques mois. Pour revenir sur notre maison, je ne la vois pas vraiment comme un « projet de design », en fait.
J.V.B. : C’est vrai, les choses ont été posées un peu comme ça ! (Rires.)

Table Sketched.
Table Sketched.

L’artisanat est aujourd’hui très valorisé par les designers. Que pensez-vous de cette évolution ?
K.V.E. : L’artisanat fait presque partie de notre ADN. Pour nous, c’est un processus très logique.
J.V.B. : Ce qui est satisfaisant, c’est de fabriquer ici des choses très difficiles à fabriquer ailleurs. Je pense par exemple à mon projet de tables Sketched (au piétement constitué de fines tiges d’acier soudées entremêlées). J’ai imaginé les faire éditer par une marque. Mais les éditeurs voulaient que tous les modèles soient identiques, comme sortis d’un moule. Ce qui aurait été impossible à produire de façon industrielle. Donc, finalement, et c’est assez drôle, grâce à notre savoir-faire, nous pouvons parfois mieux faire qu’elle…

Produire localement avec des matériaux de qualité

Comment voyez-vous votre futur proche ?
J.V.B. : J’ai l’impression que dans nos projets nous sommes au-delà de la fonction pure, même s’il en reste toujours un peu… Mais nous devenons des créateurs de projets de plus en plus visuels. Nous tendons à être de plus en plus libres. Notre série de céramiques « Sheets Collages » peut être vue comme composée de miroirs, mais ce sont surtout des pièces abstraites.
K.V.E. : Et en même temps, nous travaillons davantage avec des éditeurs. Ils veillent d’ailleurs plus souvent qu’avant à produire localement, en sélectionnant des matériaux de qualité. Ce qui est vraiment de bon augure pour le futur.

Vase Soft Vessel de Kiki, issue de la série « Soft Ceramics ».
Vase Soft Vessel de Kiki, issue de la série « Soft Ceramics ».

Vingt ans après, ce mélange d’intégrité et de spontanéité peut-il expliquer une certaine fraîcheur dans votre travail ?
J.V.B. : Je le prends comme un grand compliment. Je pense aussi au sculpteur et ami Anton Bakker, qui disait : « Avoir un style, c’est comme être en prison. » J’en suis convaincu. En tout cas, je suis très reconnaissant envers les artisans qui travaillent avec nous. Il est d’ailleurs de notre responsabilité de les maintenir vivants et d’y sensibiliser les gens.
K.V.E. : Ce que vous dites m’a fait penser à la série « Soft Ceramics », réalisée il y a près de dix-huit ans. Je ne la trouve pas datée. Elle se vend d’ailleurs aussi bien aujourd’hui qu’à l’époque. Elle est produite dans un atelier de céramique où travaillent des personnes handicapées ou ayant des troubles mentaux. Ces artisans sont tellement spécialisés, tellement bons, que c’est hyper-satisfaisant de collaborer avec eux. J’aime l’idée que ces objets contribuent à l’amélioration des conditions de vie de toutes ces personnes.

> En dehors de leur site Internet Kikiandjoost.com, entre autoproduction et collaboration avec des éditeurs, le travail de Kiki Van Eijk est visible au TextielMuseum de Tilburg, aux Pays-Bas, jusqu’en septembre 2021, et celui de Joost Van Bleiswijk au Centraal Museum d’Utrecht,
jusqu’à la fin du mois d’août.

Tapis carnival de de Kiki Van Eijk pour Nodus.
Tapis carnival de de Kiki Van Eijk pour Nodus.