La Sicile, royaume des constructions sportives inachevées

La Sicile est tristement célèbre pour son nombre stupéfiant d’infrastructures abandonnées avant d’être terminées… Parmi celles-ci, les constructions sportives sont légion. Si le pays se décidait à se porter candidat aux J.O. de 2036, non seulement les bâtiments ne manqueraient pas (certes, il faudrait les achever), mais l’île pourrait se prévaloir de renouer avec une tradition en matière d’organisation de jeux datant de l’Antiquité.

Leonardo Cantarella, maire de la ville de Giarre (Sicile) depuis 2021, ne l’avouera jamais, mais tous ses administrés savent qu’il ne rêve que d’une chose : redonner vie à son stade, à sa piscine, à sa salle polyvalente ou au vélodrome désaffecté de la commune voisine. Aucun des 30000 habitants n’en profite et, de mémoire de Sicilien, on n’a jamais vu une seule compétition s’y dérouler. Encore moins un match de polo que personne ici ne pratique malgré le stade prévu à cet effet !


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Le stade est roi en Sicile

Alors, depuis leur construction dans les années 80, ces infrastructures monumentales se dégradent lentement et disparaissent sous les ronces, à l’ombre du volcan Etna.

À Agrigente, le parc dell’Addolorata, présentant de nombreuses malfaçons, n’a pas obtenu d’agrément pour recevoir le public. © Antoine Lorgnier
À Agrigente, le parc dell’Addolorata, présentant de nombreuses malfaçons, n’a pas obtenu d’agrément pour recevoir le public. © Antoine Lorgnier Antoine Lorgnier

Toutes sont inachevées et les raisons sont nombreuses: détournement de fonds, faux permis de construire, malfaçons (il manque un mètre de longueur et un mètre de profondeur à la piscine pour son homologation), non-respect des normes de construction (béton sans ferraille, sable en trop grande quantité) et de sécurité (parking sans issue). Un inventaire qui se chiffre en dizaines de milliards d’euros payés par les contribuables italiens, mais aussi européens.

À l’époque, l’argent communautaire coulait à flots au titre du développement du Mezzogiorno (ensemble des régions péninsulaires et insulaires du sud de l’Italie). D’aucuns ont largement profité de cette manne financière. Les projets ont fleuri avec souvent pour seule ambition: siphonner les fonds européens.

Dans les années 2000, la Commission européenne a demandé au gouvernement italien de faire le bilan de ces années de gabegie. Publié en ligne via le Simoi (Système informatique de monitorage des travaux inachevés), le constat est édifiant. Dans toute l’Italie, principalement dans le sud, plus de 1 500 chantiers n’ont jamais été terminés.

Sur fond du volcan Etna, la piscine olympique est envahie par la végétation. Le complexe comprend encore un vélodrome, des terrains de tennis et une piste d’athlétisme, désormais dépotoirs municipaux. © Antoine Lorgnier
Sur fond du volcan Etna, la piscine olympique est envahie par la végétation. Le complexe comprend encore un vélodrome, des terrains de tennis et une piste d’athlétisme, désormais dépotoirs municipaux. © Antoine Lorgnier Antoine Lorgnier

La Sicile en abrite à elle seule près de 200. La liste est longue : écoles, maisons de retraite, hôpitaux, routes, ponts, barrages, orphelinats, tunnels, châteaux d’eau, théâtres, espaces verts et même un cimetière. Sans oublier les constructions sportives, de loin les plus nombreuses. Car Giarre n’est pas la seule à avoir voulu le bien de ses habitants.

À Camporotondo Etneo, non loin de la ville portuaire de Catane, un complexe sportif a poussé au milieu d’une coulée de lave. Le plongeoir de la piscine se découpe toujours sur le cône parfait de l’Etna, mais le site est désormais le dépotoir du village. À Villaseta, près d’Agrigente, le stade fait la part belle aux herbes folles alors que la piste d’athlétisme sert de pâture aux chevaux et aux chèvres. À Naro, à l’intérieur des terres, la piscine municipale et le stade de foot ont été murés.

Le théâtre de la ville de Gibellina Nuova est en chantier depuis plus de vingt ans. © Antoine Lorgnier
Le théâtre de la ville de Gibellina Nuova est en chantier depuis plus de vingt ans. © Antoine Lorgnier Antoine Lorgnier

Les exemples abondent que le collectif d’artistes Alterazioni Video s’est efforcé de dénicher à travers toute l’île. Cette initiative s’est concrétisée par la création sur son site Internet du projet « Incompiuto Siciliano », qui présente chaque endroit accompagné d’une fiche signalétique avec sa localisation, son environnement et ses caractéristiques techniques.

L’objectif : inviter les visiteurs à suggérer des réhabilitations éphémères ou permanentes. La municipalité de Giarre a également créé le Festival de l’inachevé avec parcours organisé des chantiers abandonnés. Ailleurs, des artistes se sont emparés des lieux pour exposer leurs œuvres ou proposer des performances, mais aucune de ces actions n’a perduré.

Un nouveau style architectural

Parce qu’elle abrite le plus grand nombre de ces ouvrages, la Sicile a donné naissance, bien malgré elle, à un nouveau style architectural appelé l’« inachevé sicilien », qui visiblement ne date pas d’hier.

La ville de Gibellina Nuova, en Scile, est parsemée de monuments et d’œuvres d’art monumentales signés Mimmo Rotella, Giuseppe Uncini et Arnaldo Pomodoro dont personne ne profite. Les street-artistes les utilisent, eux, comme espaces d’exposition. © Antoine Lorgnier
La ville de Gibellina Nuova, en Scile, est parsemée de monuments et d’œuvres d’art monumentales signés Mimmo Rotella, Giuseppe Uncini et Arnaldo Pomodoro dont personne ne profite. Les street-artistes les utilisent, eux, comme espaces d’exposition. © Antoine Lorgnier Antoine Lorgnier

Au XVIIIe siècle, lors d’une de ses campagnes en Italie, le maréchal impérial Franz Wenzel von Wallis remarquait, en décrivant le temple de Ségeste (Ve siècle avant J.-C.) : « On reconnaît sans peine que le temple est toujours resté inachevé… L’inégalité du crépi, le manque de cannelures, les bossages irréguliers, le manque absolu des ouvertures… Tout démontre qu’il n’a jamais été terminé ! »

Quel parallèle avec l’ouvrage Incompiuto : la nascita di uno stile (« L’inachevé : la naissance d’un style »), paru en 2018, dans lequel le collectif d’architectes et de chercheurs Fosbury Architecture écrit: « Que sont ces parcs sans jeux ni enfants, ces gares sans trains ni voyageurs, ces parkings vides, ces aqueducs et barrages sans eau, ces centres culturels déserts, ces autoroutes sans destination, cet hippodrome sans chevaux… Des monstres de béton, un patrimoine, un phénomène ? Ce ne sont ni plus ni moins que des œuvres appartenant à l’inachevé, le style architectural le plus important, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Révéler le style inachevé, c’est considérer l’ensemble de ces ouvrages dans leur état actuel, les valoriser bien qu’ils soient non finis. »

La ville de Gibellina Nuova a été construite au lendemain du tremblement de terre de 1968 qui détruisit le village. Imaginée pour accueillir 15000 habitants, elle n’en compte aujourd’hui que 3000, et de nombreuses infrastructures se délitent faute d’entretien. © Antoine Lorgnier
La ville de Gibellina Nuova a été construite au lendemain du tremblement de terre de 1968 qui détruisit le village. Imaginée pour accueillir 15000 habitants, elle n’en compte aujourd’hui que 3000, et de nombreuses infrastructures se délitent faute d’entretien. © Antoine Lorgnier Antoine Lorgnier

Au-delà de leur inachèvement, source d’un esthétisme singulier qui ouvre le champ à de multiples autres usages, ces lieux restent avant tout un témoignage d’un urbanisme absurde. L’Europe comme les municipalités ne savent que faire de ces « boulets » en mauvais béton. Les détruire coûterait à nouveau une fortune.

Rêve olympique ?

Leonardo Cantarella, le maire de Giarre, est-il habité par le rêve olympique ? C’est peu probable mais, à bien y réfléchir, ce serait peut-être la seule initiative capable de fédérer les institutions concernées et de mobiliser les fonds nécessaires à la finalisation de ces chantiers.

La salle multisport de la cité sportive de Camporotondo Etneo, en Sicile, est envahie par la végétation. © Antoine Lorgnier
La salle multisport de la cité sportive de Camporotondo Etneo, en Sicile, est envahie par la végétation. © Antoine Lorgnier Antoine Lorgnier

Après les dérapages financiers des éditions précédentes (Pékin 2008, 32 milliards d’euros au lieu de 3 milliards; Londres 2012, 11 milliards d’euros au lieu des 4,8 milliards)*, le Comité international olympique demande désormais des projets en adéquation avec les besoins à long terme du territoire d’accueil sur les plans économique, social et environnemental.

Le choix de la ville candidate se déroule sept ans avant l’événement afin de lui laisser le temps d’entreprendre les travaux nécessaires. Or, la Sicile a déjà tout: les stades, les piscines et les pistes d’athlétisme, inachevés ou abandonnés certes, mais disponibles. Il suffirait de terminer les barrages de Gibbesi et de Blufi afin de recevoir les épreuves nautiques.

Pour y accéder, nul problème. En remettant à la bonne hauteur les piliers du viaduc de Mussomeli, il est possible de finir l’autoroute à temps et de la relier au périphérique de Siculiana, lancé par la mafia locale, jamais terminé, ou encore au tunnel qui devait contourner le port d’Empedocle, projet enterré lui aussi.

À Villaseta, près d’Agrigente en Sicile, la piste d’athlétisme et le stade servent désormais de pâtures aux chevaux et aux chèvres. © Antoine Lorgnier
À Villaseta, près d’Agrigente en Sicile, la piste d’athlétisme et le stade servent désormais de pâtures aux chevaux et aux chèvres. © Antoine Lorgnier Antoine Lorgnier

Concernant le village olympique, le lieu est tout trouvé sur les hauteurs de Palerme. Le quartier de Pizzo Sella aligne des dizaines de jolies villas avec vue sur mer, mais délaissées car la zone, site naturel protégé, était inconstructible. Une fois entièrement sorti de terre, l’hôpital de la Croix-Rouge de Syracuse pourrait prendre en charge les soins médicaux.

Et, entre deux épreuves, les touristes flâneraient dans les parcs dell’Addolorata (Agrigente) et de Chico Mendes (Giarre), redevenus sauvages, et vivraient le grand frisson en empruntant enfin l’ascenseur panoramique de Sutera ou se perdraient dans les rues de Gibellina Nuova, un village construit après un tremblement de terre survenu en 1968.

Son maire, Ludovico Corrao (assassiné en 2011), créa cette ville nouvelle avec l’aide d’artistes, tels que Mimmo Rotella, Arnaldo Pomodoro, Giuseppe Uncini ou Francesco Venezia. La cité devait accueillir 15000 habitants, finalement 3000 personnes vivent au milieu d’œuvres monumentales qui peu à peu s’effritent, symboles d’un rêve lui aussi inachevé.


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