Interview : vous saurez tout sur le sauvetage de la Tour Perret

Oubliée, presque effacée du paysage grenoblois, la Tour Perret a longtemps été reléguée au rang d’anomalie architecturale. Pourtant, cet élégant fuseau de béton, né en 1925 sous la houlette d’Auguste Perret, est un jalon essentiel de l’histoire du patrimoine moderne. 

Fermée depuis plus de soixante ans, rongée par le temps et les idées reçues sur le béton, la Tour Perret retrouve aujourd’hui une seconde vie grâce à une restauration d’ampleur. À la manœuvre : François Botton, architecte en chef des Monuments historiques, qui a relevé un défi de taille. Entre dégradations invisibles, matériaux à réinventer et technologies pionnières, ce chantier fait figure de laboratoire pour la sauvegarde des architectures du XXe siècle. Il nous raconte les coulisses de cette résurrection.


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La Tour Perret, un trésor architectural

IDEAT : Travailler sur un édifice comme la Tour Perret, classée monument historique depuis 1998, est un cas assez inhabituel. Quelles particularités cela implique-t-il ?

François Botton : La spécificité d’un tel projet réside dans la nature même de la Tour Perret : c’est une structure expérimentale en béton armé, un matériau dont la restauration est bien plus complexe que celle des architectures traditionnelles en pierre ou en brique pour lesquelles les techniques n’ont pas changé depuis 3 000 ans.

Le travail de recherches de François Botton, architecte en chef des Monuments historiques. © Sylvain Frappat
Le travail de recherches de François Botton, architecte en chef des Monuments historiques. © Sylvain Frappat

Les méthodes de conservation du béton armé évoluent et changent tous les cinq à dix ans ! Il faut donc adopter une démarche pragmatique, grâce à des interventions réversibles qui pourraient être reconsidérées en cas d’évolution des connaissances. La restauration n’est pas une science exacte. Par ailleurs, lorsque nous avons commencé les études en 2019, nous avons constaté que la tour avait été quelque peu oubliée par les Grenoblois. Située à 50 mètres de l’Hôtel de Ville et au cœur du parc Paul-Mistral, un espace très fréquenté, elle avait pourtant fini par passer sous les radars. Fermée au public depuis 1960, elle s’est progressivement dégradée sans que cela ne suscite d’alerte immédiate.

IDEAT : Pourquoi a-t-elle été si longtemps négligée ?

François Botton : Pendant des décennies, le béton a souffert d’un déficit d’image. Il était surtout associé à l’architecture de la reconstruction d’après-guerre, souvent jugée sans intérêt. Ce n’est que récemment qu’on a commencé à lui reconnaître une valeur patrimoniale. Auguste Perret, en particulier, a longtemps été mésestimé par rapport à Le Corbusier. Parce qu’il était à la fois architecte et entrepreneur, il n’a pas toujours été considéré comme un puriste du Mouvement Moderne. Pourtant, son œuvre est essentielle. Aujourd’hui, nous assistons à une relecture de cette période. La préservation de ce type de bâtiments est devenue un enjeu crucial, et la Tour Perret en est un cas emblématique.

« Auguste Perret n’a pas toujours été considéré comme un puriste du Mouvement Moderne. Pourtant, son œuvre est essentielle. »

IDEAT : Quels ont été les principaux défis techniques de cette restauration ?

François Botton : C’était une véritable mission de sauvetage : les dégradations du béton étaient telles qu’on pouvait légitimement s’interroger sur la pérennité de la structure. Quand on intervient sur un monument historique, c’est rarement parce que tout va bien ! Notre priorité était donc d’identifier les solutions permettant de conserver non seulement la forme, mais aussi la substance de l’ouvrage.

Or, contrairement à l’architecture traditionnelle, pour laquelle nous avons du recul, la conservation du béton armé est encore un domaine jeune et en constante évolution. Ce matériau présente une dégradation particulière : il se détériore de l’intérieur avant que les symptômes ne deviennent visibles à l’extérieur. À ce stade, il est souvent trop tard.

Le Tour Perret en 1925, à Grenoble, à l’entrée de l’Exposition Internationale de la Houille blanche et du Tourisme.
Le Tour Perret en 1925, à Grenoble, à l’entrée de l’Exposition Internationale de la Houille blanche et du Tourisme.

IDEAT : Pourquoi le béton armé s’autodétruit-il ? 

François Botton : Le béton armé fonctionne sur un équilibre délicat entre ciment et acier, qui s’avère être un couple infernal. Durant les premières décennies, tout va bien, mais un phénomène inéluctable appelé carbonatation finit par s’installer. Le ciment est un matériau alcalin, dont le pH naturellement élevé protège les armatures en acier de la corrosion.

Avec le temps, sous l’effet du CO₂ présent dans l’air, le pH diminue progressivement, rendant le béton acide et incapable de protéger l’acier. Dès lors, l’armature commence à rouiller, gonfle, et finit par éclater le béton. C’est ce qui explique pourquoi certaines parties d’un édifice en béton s’effritent brutalement – leur détérioration était en réalité amorcée depuis longtemps.

Chercher le remède ultime pour restaurer le béton armé

IDEAT : Pourtant, le béton armé a longtemps été perçu comme indestructible. Était-ce une illusion ?

François Botton : Oui, pendant longtemps, on a pensé que c’était le matériau ultime, capable de s’adapter à toutes les formes et à toutes les contraintes. Mais les pathologies que nous observons aujourd’hui montrent que ce n’est pas le cas. Un édifice en béton armé n’est pas éternel par nature, et sans intervention, il se détériore progressivement jusqu’à devenir irrécupérable.

C’est pourquoi, dans le domaine de la conservation, nous sommes en perpétuelle recherche de nouvelles solutions. Je travaille sur le béton depuis vingt ans et j’ai déjà vu défiler quatre générations de techniques pour restaurer ce matériau, certaines ayant été abandonnées faute d’efficacité à long terme. Nous apprenons en même temps que nous restaurons. On cherche le remède ultime !

La restauration du béton armé est bien plus compliquée qu’elle n’y paraît. © Thierry Chenu Ville de Grenoble
La restauration du béton armé est bien plus compliquée qu’elle n’y paraît. © Thierry Chenu Ville de Grenoble

IDEAT : Avant d’entamer les travaux, quel était le diagnostic ?

François Botton : Face à l’ampleur des dégradations, nous avons proposé à la Ville de Grenoble une tranche d’essai grandeur nature en 2021, afin de vérifier si les techniques disponibles permettraient réellement une conservation efficace. Nous avons testé plusieurs méthodes sur une partie de l’édifice, pour voir si elles étaient adaptées et si la restauration était envisageable.

Cette phase a permis de confirmer que certaines zones étaient trop altérées pour être préservées. Les façades extérieures des huit piliers principaux étaient dans un état critique et ont nécessité une reconstruction. L’objectif était double : assurer la stabilité structurelle et retrouver l’aspect original de la tour. Pour cela, nous avons mis en place un éventail de techniques permettant soit la conservation des parties encore en bon état, soit la reconstruction des éléments trop endommagés, avec des matériaux compatibles à la fois techniquement et esthétiquement.

« Redonner à la tour son rôle de phare architectural et patrimonial. »

Un chantier-laboratoire

IDEAT : Quelles méthodes innovantes avez-vous mises en œuvre ?

François Botton : Nous avons appliqué deux solutions principales. Tout d’abord, le béton projeté, qui est un procédé généralement employé pour consolider des falaises ou des ouvrages d’art. Il nous a permis de reconstituer les piliers principaux tout en conservant leur finesse d’origine. Nous avons mis au point un béton spécifique, comprenant des granulats et un ciment compatibles avec le matériau de 1925, pour garantir une cohérence esthétique. Ensuite nous avons utilisé une technologie issue des ouvrages d’art pour les parties d’origine que nous pouvions conserver, que l’on appelle la protection cathodique par courant imposé.

Cette méthode consiste à appliquer un courant électrique faible dans le béton pour stopper la corrosion des armatures métalliques. Concrètement, nous inversons la polarisation du métal, ce qui empêche la rouille et préserve les structures. Ce sont des procédés encore peu répandus sur des monuments historiques, mais ils ouvrent des perspectives intéressantes pour la conservation du patrimoine en béton armé. On ne peut pas prévoir l’avenir, mais l’objectif est d’assurer la pérennité de la Tour Perret.

La Tour Perret, un phare architectural. © Sylvain Frappat
La Tour Perret, un phare architectural. © Sylvain Frappat

IDEAT : En quoi cette restauration est-elle un chantier pilote ?

François Botton : Ce projet constitue un véritable laboratoire, car il nous oblige à croiser les savoir-faire traditionnels avec des technologies issues des infrastructures modernes (ponts, tunnels, barrages). Nous avons adapté des méthodes issues du génie civil pour répondre aux besoins patrimoniaux. Aujourd’hui, de nombreuses architectures modernes souffrent des mêmes pathologies que la Tour Perret. Cette restauration pourra donc servir de référence pour d’autres édifices en béton armé du XXe siècle.

IDEAT : À quoi ressemblera la Tour Perret après sa restauration ?

François Botton : La restauration reste fidèle à l’ambition de son concepteur : une tour pour regarder le paysage. À sa réouverture en 2026, le public pourra de nouveau admirer le panorama sur Grenoble et la ligne de crête des montagnes. L’expérience de visite a été pensée pour retrouver l’esprit de 1925, avec une montée en ascenseur panoramique pour atteindre la plateforme à 60 mètres dans les cabines d’origine, et un jeu sur la lumière naturelle. L’idée est d’offrir un voyage dans le temps et dans l’espace, redonnant à la tour son rôle de phare architectural et patrimonial.


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