Portrait : Joe Colombo, fantastique designer du futur

En seulement dix ans de carrière, le designer Joe Colombo a su délivrer un répertoire reflétant avec brio l’esprit futuriste des années 1960 et 1970.

Michele Granata est architecte. Installé à Genève, on lui doit Arcadia, revendeur de luminaire, accessoires et mobilier, et studio d’aménagement intérieur fondé en 1969, notamment spécialisée dans le design italien. Parmi les grands noms du design transalpin mis à l’honneur dans ce showroom de 1000 mètres carrés, figure évidemment Joe Colombo. Il se souvient avoir croisé le maestro au début des années 1970. Rencontre.


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De Cesare à Joe il Rosso

“Je me trouvais, en 1971, dans une fabrique de la marque Elco, située à Trévise, afin d’y négocier la distribution exclusive, à Genève, de leurs meubles, se remémore l’architecte Michele Granata. Alors que je m’entretenais avec le directeur de l’exportation, en passant d’un bureau à un autre, j’ai vu Joe Colombo qui semblait vouloir expliquer quelque chose à Monsieur Bellato, le propriétaire. Il avait dans une main un crayon et dans l’autre un bout de papier. Son trait était extraordinaire, rapide et immédiat. J’ai pu apercevoir son geste, qui m’a comme saisi. Je l’ai vu créer une chaise en quelques minutes. En quelques traits, il a donné vie à l’objet qu’il avait en tête. C’était saisissant. Un génie.

« Il avait dans une main un crayon et dans l’autre un bout de papier.Son trait était extraordinaire, rapide et immédiat. » DR
« Il avait dans une main un crayon et dans l’autre un bout de papier.Son trait était extraordinaire, rapide et immédiat. » DR

La chaise en question ? L’assise Sbalzo dressée sur une structure tubulaire. Celle-ci figure dans le catalogue que Michele Granata a publié en 2011 à l’occasion de l’exposition organisée dans son showroom, baptisée “Joe”. Né à Milan en 1930, ce fils d’industriel étudie la sculpture, la peinture à l’Académie des Arts de Brera (1951), puis enfin l’architecture à l’École polytechnique de Milan (1954). Son prénom d’emprunt, Cesare Colombo le doit au surnom donné par ses amis, “Joe il Rosso”, soit « Joe le Rouge » en français, titre d’une pièce comique à succès de 1934. “Joe” car l’influence américaine est de plus en plus prégnante en Europe à l’époque et “Rosso” à cause des cheveux roux qu’il avait quand il était enfant.

Dans sa vingtaine, il adhère à l’Arte Nucleare, un mouvement de peinture fondé en réponse au bombardement atomique qui avait touché le Japon, lors de la Seconde Guerre mondiale. Dès cette période, ses dessins traduisent un attrait pour l’avant-garde. La Cité nucléaire, réalisée en 1952, est l’un des plus notables. Cette esquisse aux allures de bande dessinée décrit un monde futuriste alternative : l’activité industrielle et les axes de transports sont souterrains tandis que les lieux de vie prennent place à la surface, dans des bâtisses aux formes sphériques. Il brosse ainsi sa vision de la société, suggère un goût certain pour les nouvelles technologies ainsi que pour le design de l’environnement.

Joe Colombo dans le fauteuil Elda conçu en 1963. DR
Joe Colombo dans le fauteuil Elda conçu en 1963. DR

Mais il faudra encore patienter quelques années pour voir sa carrière de designer éclore. À la fin des années 1950, suite au décès de son père, il reprend l’usine familiale de câbles électriques, aux côtés de son frère Gianni. Son âme de créatif reste malgré tout en éveil. Il tient à la cultiver en s’offrant un atelier réservé à l’expérimentation.   

Joe Colombo, îcône Space Age

Début des années 1960. L’heure du design a (enfin !) sonné. Il se retire de l’entreprise des Colombo et ouvre en 1962 son bureau sur la Via Piave, à Milan. Il conçoit alors ses premières pièces phares, dont certaines ont des allures de cellules habitables et futuristes. Parmi elles, le bien connu fauteuil Elda de 1963, véritable petit concentré d’esprit Space Age. Baptisé d’après le prénom de l’épouse du designer, cette assise en fibre de verre garnie de coussins de cuir se démarque par sa forme imposante aux allures de trône qui épouse le corps.

La lampe « Acrilica » (1962) de Joe Colombo pour Oluce.
La lampe « Acrilica » (1962) de Joe Colombo pour Oluce.

Dans un premier temps, le fauteuil devait être équipé d’une stéréo, souligne Michele Granata. Il voulait faire en sorte que les ailes de la partie supérieure, en courbes, soient plus allongées, afin d’y intégrer des hauts-parleurs.” Si Elda ne sera jamais sonorisée, l’assise connaîtra son succès en notamment grâce à son apparition dans le James Bond L’Espion qui m’aimait (1977) ou encore dans la série culte Cosmos 1999 (1975-1977).   

Autre création étonnante, Acrilica, lampe de bureau à la forme courbée imaginée en 1962 (éditée par Oluce) et fabriquée en acrylique, une matière qui guide la lumière comme la fibre optique et produit un éclairage singulier. Avide de matériaux innovants, il utilise le plastique moulé par injection, notamment pour la chaise empilable Universale de 1965. Celle-ci peut être décomposée et recomposée grâce à ses pieds démontables, lui permettant de s’adapter aux morphologies, passant d’une chaise d’enfant à adulte en deux temps trois mouvements.

La « Multichair » imaginée par Joe Colombo en 1970 pour B-Line et formée de deux éléments repositionnables…
La « Multichair » imaginée par Joe Colombo en 1970 pour B-Line et formée de deux éléments repositionnables…
… est transformable en fauteuil bas, en banquette…
… est transformable en fauteuil bas, en banquette…
… ou en assise plus compact.
… ou en assise plus compact.

La modularité reste en effet une de ses principales préoccupations, comme le prouve la Tube Chair (1969-1970), une assise formée par quatre cylindres aux diamètres différents, associés les uns aux autres à l’aide de crochets métalliques. Édité par Cappellini, ce siège se transforme à l’envie, de la chaise longue au fauteuil court, plus concentré. Un esprit que l’on retrouve dans la Multichair (1970) de B-Line, formée par deux éléments repositionnables maintenus par des sangles, pouvant aussi bien se changer en banquette, fauteuil bas et même pouf.

Dessiner le futur

Joe Colombo réfléchissait également à l’appartement du futur. Ainsi, le surprenant Cabriolet Bed (1969), coiffé d’un soufflet, associé à l’élément mural Rotoliving, forment une capsule imaginée pour contenir tout ce dont on avait besoin dans un logement moderne : une horloge, une télévision, une stéréo, l’éclairage, mais aussi une table pour le repas et une table basse avec un bar peuvent être tirées.

Le « Cabriolet Bed » imaginé par Joe Colombo en 1969.
Le « Cabriolet Bed » imaginé par Joe Colombo en 1969.

Il était visionnaire, insiste Michele Granata. Quand Achille Castiglioni créait, c’était pour l’immédiat, alors que Joe Colombo regardait plus loin, vers l’avenir. Prenez par exemple sa Minikitchen (1963-64) : il s’agissait d’une toute petite cuisine concentrée, comprenant tous les éléments nécessaires”, comme des plaques de cuisson, un réfrigérateur, des tiroirs, un plan de travail et des rangements, une planche à découper, une prise de courant… Dressée sur des roulettes, cette cuisine miniature anticipe un mode de vie nomade, “pas comme la société de son époque, qui était un monde statique préférant les meubles rustiques” aux lignes Space Age, rappelle l’architecte.

Si, contrairement aux autres rockstars, Joe Colombo passe le cap des 27 ans, il meurt jeune, d’un infarctus, le 30 juillet 1971, jour de ses 41 ans. Une carrière certes brève, mais qui a écrit une page des années les plus réjouissantes de l’histoire du design, grâce à un style pop, vif, en phase avec les aspirations de son temps et follement futuriste.   


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