L’homme s’est toujours fait rare ; un peu plus encore à près de 82 ans… Mais la création est toute sa vie. Aussi Issey Miyake a-t-il gardé la main sur la recherche dans son Design Studio, une cellule de pointe qui comprend le Reality Lab, où est cogitée la fameuse ligne « 132 5 ». La nouvelle édition est, comme d’habitude, calée sur l’art complexe du pliage et du recyclage. À la japonaise, le maître assure également la continuité de son œuvre en intronisant des collaborateurs de longue date. Ainsi la collection féminine principale, qui a défilé en septembre 2019 au CentQuatre (pour le prêt-à-porter printemps-été 2020), est confiée depuis deux saisons à Satoshi Kondo. En revanche, Yusuke Takahashi, à la tête du département masculin, vient d’être remplacé par un collectif dirigé par Issey Miyake en personne.
Parallèlement, dévoilée comme un feuilleton, la cinquième collection réalisée avec le grand graphiste Ikko Tanaka (1930-2002) déboule. Croisant esthétique du Bauhaus et école Rinpa (peinture décorative japonaise du XVIIe), sa poésie imagée nous régale de ses tableaux imprimés sur des kimonos, des robes, des sacs et de ravissantes sandales à plateforme – tous dessinés par Issey Miyake –, avec cette année la mise en avant de la série « Botanical Garden » (1990). Ce rendez-vous reflète la sensibilité de deux personnalités artistiques ayant fusionné traditions japonaises et modernité. C’est aussi l’histoire d’une fidèle amitié. Mélangeant toujours art, design, fonctionnalité et mathématiques (en empruntant par exemple à William Thurston ses études géométriques, puis au scientifique spécialisé en modélisation Juan Mitani), Miyake provoque un électro-choc en Europe en 1993 avec la ligne « Pleats Please ».
« Pleats Please » révèle Issey Miyake au grand public, subjugué par cet objet vestimentaire poids plume, asexué, ne se revendiquant ni de l’Est ni de l’Ouest et à mémoire de forme. En effet, le tissage à plis pressés à chaud, coupé et cousu d’une seule pièce, ne se froisse jamais et retrouve comme par magie sa tenue, sans passer par la case repassage. Comme toutes ses créations, « Pleats Please » résulte de ses recherches et de son goût pour l’architecture : coupes léchées, construction aérienne, fausse simplicité et aspect pratique signent une vision artistique et une élégance proches de l’abstraction. Ses expériences incessantes font aussi surgir des étoffes inédites à base de papier, de rotin, de plastique, ou des tissus tubulaires « A-Poc » (1998-1999) sortis d’un ordinateur relié à une machine à tisser, laquelle produit un vêtement à partir d’un fil unique.
L’inventeur de l’artisanat technologique
Diplômé de la Tama Art University en 1963, notre créateur pensait alors déjà que le vêtement faisait partie de l’univers du design et non de la mode. Sa première collection, « Nuno to ishi no uta » (« Poèmes de tissu et de pierre », 1963), en dit long sur ses intentions. Après un séjour à Paris en plein Mai 1968, puis à New York en 1969, il s’éloigne de la haute couture et présente deux ans plus tard un ensemble de vêtements pouvant être assemblés et démontés. En 1970, Issey Miyake fonde son Design Studio, au Japon. Dès cet instant, il explore la relation fondamentale entre tissu, volume et corps, et cultive un style hors des conventions régionales. En partant de la fabrication du fil jusqu’au tissage, Issey Miyake va également inventer de nouvelles étoffes et la manière de les produire.
Issey Miyake mixe matières traditionnelles et haute technologie et décomplexe le synthétique. Pour ce faire, il rencontre les artisans, recense leurs techniques de teinture ou de tissage alors en péril et entreprend de leur redonner vie en les réorientant vers les exigences d’aujourd’hui. Il leur propose des méthodes de travail inédites, leur fait découvrir des matériaux originaux et l’intérêt de collaborer avec des artistes – démarches devenues courantes de nos jours. Innovantes et intrigantes, ses créations font la une des magazines d’art, inspirent des monographies de son vivant (il sera le premier créateur de mode au monde ainsi salué) et s’exposent dans les musées. De son amitié avec le photographe Irving Penn durant dix ans vont également voir le jour 250 images de mode réunies dans un document-fleuve en sept livres.
Après le design (jusqu’aux lampes de la collection « IN-EI » éditées par Artemide), l’art est l’axe majeur du styliste, qui a lancé sa fondation en 2004. Elle dispose de l’espace 21_21 Design Sight (musée créé en 2007 avec Naoto Fukasawa, Taku Satoh et construit par l’architecte Tadao Ando) et y fait œuvre de mécénat en passant commande auprès des jeunes artistes qui y exposent. Si vous vous rendez à Tokyo, vous découvrirez cette scène culturelle vibrante, où le coup d’œil incisif du maître sur la société n’est jamais loin.