Un samedi matin à la mi-janvier. Rendez-vous est pris avec Deepak Srinath pour découvrir, dans un showroom parisien en marge de Maison&Objet, quelques pièces de mobilier éditées par Phantom Hands, la société de design qu’il a fondée avec son épouse Aparna Rao. Il s’agit de la première présentation à Paris de cette entreprise originaire de Bangalore qui fait le pari d’un développement à l’international.
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Les mains du design
La mégalopole du sud de l’Inde est davantage connue pour être une place majeure dans les secteurs des hautes technologies et de l’informatique que pour son industrie du design. Qu’à cela ne tienne, cet ingénieur informaticien a changé de voie il y a une douzaine d’années pour lancer une boutique en ligne proposant des objets vintage.

Très vite, l’entreprise évolue vers la fabrication de meubles en prenant le parti de s’appuyer sur l’expertise d’un artisanat indien pour asseoir la particularité de la démarche. « Phantom Hands est une sorte d’hommage à tous ces acteurs de l’artisanat indien dont on ne connaît pas les noms et qui, pourtant, sont à l’origine de tout un art de vivre », explique Deepak Srinath.
C’est à travers ce savoir-faire local que la société va prendre ses premières marques d’éditeur, lorsqu’une paire de chaises « Chandigarh » – du nom du projet sur lequel l’architecte Le Corbusier et son cousin Pierre Jeanneret ont travaillé entre 1951 et 1965 pour concevoir la nouvelle capitale du Penjab, après la proclamation de l’indépendance de l’Inde – arrive dans son stock.
« À l’époque, je ne connaissais pas vraiment l’histoire de cette assise dont j’appréciais le dessin. Pour moi, il s’agissait d’un modèle plutôt courant que l’on pouvait retrouver un peu partout en Inde dans les administrations. Après avoir effectué quelques recherches, j’ai découvert le nom de Pierre Jeanneret qui l’a dessinée et son implication plus large dans le projet de Chandigarh – il va y rester quinze ans – tandis que l’on cite plus volontiers le nom de Le Corbusier », raconte l’entrepreneur.

Au fur et à mesure, il découvre que la paternité de ces chaises – et de tout le mobilier produit pour Chandigarh – est assez complexe. « Lorsqu’il s’agissait d’aménager un nouveau bâtiment, chacun des architectes employés y est allé de ses croquis, qui s’inscrivaient évidemment dans la logique de Jeanneret mais avec, parfois, des détails singuliers. Ils étaient ensuite transmis à différentes menuiseries, qui réalisaient le meuble. »
Srinath constate, de fait, que les meubles ne sont pas de qualité égale. Et de conclure que ces objets suivent finalement une logique d’open source. « Ce mobilier peut être reproduit à volonté, d’autant que Jeanneret n’a jamais déposé de brevet dessus », expliquait en 2021, dans une interview au média indien Mint, Deepika Gandhi, directrice du Centre Le Corbusier, du musée Pierre-Jeanneret et du musée d’Architecture de Chandigarh où, d’ailleurs, les archives de Jeanneret ne figurent pas.

Pas plus qu’à la Fondation Le Corbusier, à Paris. C’est à Montréal, au Centre canadien d’architecture (CCA), qu’entre 2010 et 2013, la seule héritière de Jeanneret, sa nièce Jacqueline, en a fait don.
Faire revivre l’esprit de Chandigarh
Aussi, en prenant toutes les mesures nécessaires quant à la question de droits d’auteur et de propriété intellectuelle, Deepak Srinath décide de se lancer dans la réédition de trois modèles, avec l’aide d’artisans (menuisiers, ébénistes, tresseurs, tapissiers…) au savoir-faire d’exception, « mais aussi celle de mon beau-père qui, depuis trente ans, fabrique du mobilier et a largement assuré la mise en œuvre de cette première collection ».

Le bois utilisé est alors un teck ancien de très haute qualité, ce qui va permettre à Phantom Hands de marquer son positionnement premium. Désormais riche d’une trentaine de modèles réalisés dans la règle de l’art, le « Chandigarh Project » va motiver l’éditeur à poursuivre sur cette voie visant à œuvrer dans l’esprit de Chandigarh.
« Certes, l’histoire indienne du mobilier moderniste, à laquelle on pourrait aussi associer George Nakashima et ses projets à Ahmedabad, est intéressante à revisiter. Mais je pense qu’il est important d’aller de l’avant, ou plus exactement de me tourner vers l’avenir tout en m’inscrivant dans cette lignée. Autrement dit, innover par la tradition. C’est aussi une belle manière de faire perdurer l’artisanat indien dont il reste aujourd’hui des détenteurs de ce savoir, en lui offrant de nouveaux champs d’expression », précise-t-il.

Aussi, au gré de rencontres, souvent par relation, il va proposer des collaborations à des designers pouvant être sensibles à la démarche de concevoir un projet de meuble, en étroite relation avec les forces vives de la manufacture.
On trouve aujourd’hui dans la liste des créateurs, à la fois des Indiens comme Padmaja Krishnan, Nityan Unnikrishnan ou encore Aditya Prakash, mais aussi des étrangers: le duo dano-japonais Inoda+Sveje, l’Écossais Derek Welsh, les Néerlandais X+L (Xander Vervoort et Leon Van Boxtel), l’Allemand Klemens Grund, le collectif Big-Game ou encore le designer graphique suisse Felix Pfäffli.

« Le projet de ce dernier est plutôt atypique dans la collection car réalisé par un graphiste. Il a choisi de s’emparer d’une chaise de Chandigarh – la Easy Armchair – pour générer une forme nouvelle qui a plus à voir avec l’image, pour ne pas dire le pixel. »
Mais à bien y regarder, chacun des projets atteste d’une grande singularité, tel le travail de tressage opéré sur le banc Tangäli d’Inoda+Sveje, ou encore celui de tapisserie, technique peu usitée en Inde, sur les fauteuils et les canapés dessinés par Big-Game. Et puis, récemment, Deepak Srinath a été rattrapé par l’histoire puisqu’il a été contacté par les ayants droit de Geoffrey Bawa pour éditer du mobilier de cet architecte sri-lankais considéré comme l’un des pères du modernisme tropical.

Au lieu de « simplement » répondre à la demande pour une demi-douzaine de pièces, l’entrepreneur ose le pari d’en réaliser une trentaine qui permettra, selon lui, de mieux raconter cette histoire méconnue de la production de Bawa. Un prochain rendez-vous est déjà fixé à Milan, en avril prochain, où sera dévoilée l’intégralité de cette collection.
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