« À chaque fois que je suis dans un avion dans un but professionnel, je ressens à quel point mon métier est génial », s’enthousiasme Marie-Christine Dorner. Un optimisme qui perdure avec les années. Dans le calme de son studio du VIIe arrondissement de Paris, la designer se prête au jeu de l’interview. Bien que toujours réfléchies, ses réponses fusent. Elle reconnaît le léger paradoxe que revêt sa situation. Partie pour Londres « par amour », de 1996 à 2008, elle s’est éloignée douze ans des radars français, ce qui, en général, ne pardonne pas.
Pourtant, son nom est resté. Dès que son travail a été couvert par la presse, elle a systématiquement été invitée à l’analyser alors que, selon elle, il se passe de commentaires : « Au fond, commenter, c’est le métier des journalistes, pas des designers. » S’en tenir à l’observation de sa collection de meubles chez Ligne Roset devrait suffire. « Esthétique, fonctionnel sont des qualités attendues : le bon produit parle de lui-même », conclut-elle.
Dorner a intégré le design de bonne heure. Ado à Strasbourg, ses parents lui offrent pour Noël la chaise Plia de Giancarlo Piretti. Dès lors, elle tombe dans le design et, à 17 ans, observe le secteur scandinave et « sa fonctionnalité où l’on sent la sérénité de l’harmonie. » Étudiante à l’école Camondo, son cursus met le dessin au cœur de toute expérimentation. Ses professeurs étaient des passeurs, comme Marc Charpin. « Il apportait des éléments mécaniques à dessiner pour nous apprendre à regarder », se souvient-elle.
Après avoir travaillé un an chez l’architecte Jean-Michel Wilmotte, la jeune fille de 25 ans part faire le tour du monde. Elle rêve de New York mais Hiro, un ami japonais, lui conseille Tokyo. « OK, mais seulement deux semaines », consent-elle. Ne parlant pas un mot de japonais, sans book, elle rencontre Teruo Kurosaki, le fondateur du label IDÉE qui édite déjà Shiro Kuramata. L’homme veut tout sauf du design occidental revu pour le marché japonais. « J’ai dit banco ! Et je suis finalement restée un an », raconte la designer. Elle voit toujours Kurosaki, un être à part, libre et léger.
Quant à son admiration pour le Japon, elle n’a pas faibli. « Avec nos yeux d’Occidentaux, on a l’impression que beaucoup de choses y sont résolues par le design », explique-t-elle. Elle révère notamment l’esprit Mingei comme « un lien entre fonctionnalité et beauté par mégarde, dans un certain anonymat du produit ». La première semaine là-bas, elle dessine la table Origami, qui sera fabriquée dès la semaine suivante. La jeune designer s’en servira pour concevoir les dix autres modèles de sa première collection.
Revenue en France en 2008 après son exil londonien, la presse et les éditeurs l’encensent. Philippe Starck la qualifie de « nouvelle Charlotte Perriand » après l’avoir repérée chez IDÉE. Il la veut dans son équipe, mais elle décroche alors un projet d’hôtel, La Villa à Saint-Germain-des-Prés. Elle lui demande ce qu’il choisirait à sa place. Il lui conseille de se consacrer à l’hôtel. Lui-même était en train de rénover le Royalton de New York (1988). Aujourd’hui encore, elle lui sait gré de son avis car La Villa fut le tout premier boutique-hôtel parisien. Plus tard, lors d’une nouvelle rénovation de l’hôtel, ce sont des marchands qui ont acheté aux enchères le mobilier complet des chambres signées Dorner.
Domaine public
Si les projets d’architecture d’intérieur changent, le mobilier reste, comme sa tribune présidentielle du 14 juillet prévue pour durer cinq ans et remontée chaque année depuis 1989 ! Cet auvent métallique tendu de textiles bleu, blanc et rouge représente une république festive comme la parade culte du 14 juillet 1989 de Jean-Paul Goude. Marie-Christine participe aussi à l’image de la France dans les couloirs du ministère de la Culture puisqu’elle s’est occupée de préparer la couleur des vingt mètres de couloir qui ont servi de support à l’œuvre de l’artiste Felice Varini. Désormais tout ministre qui y pose gagne une aura de modernité.
Sa première commande étatique fut le restaurant de la Comédie-Française, qui n’a pas bougé depuis 1989. Dorner sent chez les institutionnels une soif de renouveau. « L’État crée consciemment des strates historiques », dit-elle. Pour le ministère des Affaires étrangères, elle a réalisé des résidences d’ambassadeurs en Asie. Dessinant le mobilier, elle a travaillé avec des artisans et des matériaux locaux. « Il y avait la touche de la designer, la mise en valeur du savoir-faire local et presque plus rien à importer à grand frais. C’était “win-win” pour tout le monde », résume-t-elle.
Les commandes privées peuvent être plus difficiles. « C’est souvent de la thérapie par le design », soupire la designer, fille d’une psychiatre qui, pense-t-elle, lui a appris à écouter. Expatriée à Londres, Dorner a connu là-bas un milieu du design vivant malgré l’absence d’éditeurs. Lorsqu’au Royal College of Art, Ron Arad lui a demandé d’enseigner, elle se souvient d’étudiants aux profils très divers et ultramotivés. Optimiste, elle rassure : « Il y aura toujours des Kurosaki quelque part pour faire des choses intéressantes. » À l’instar d’un Michel Roset qui édite sa table basse et son tabouret One Shape, nés d’une expérimentation personnelle.
En 2003, après la disparition de sa mère, Marie-Christine dessine une forme qui lui apparaît. Pendant un an, elle la développe dans différents matériaux, tailles et couleurs. Kurosaki la produit pour être exposée, la galeriste parisienne Sabine Sautter l’expose justement. Le porcelainier Bernardaud lui achète le modèle pour en faire des bagues. Le joaillier Dinh Van s’y intéresse également. Baccarat réalise des prototypes… Puis Michel Roset l’édite en table d’appoint. « Shape montre que la forme ne suit pas toujours la fonction. Au final, le design est comme la médecine douce : un pourvoyeur de sérénité. » Voilà pourquoi les formes de son fauteuil MCD 2015 (Cinna) suggèrent autant le confort et le bureau Koya (Roset), cabane de panneaux textiles, est aussi protecteur.
La designer tient également à créer des objets qui durent. « J’aime dans mon métier cette possibilité de peaufiner, faire un objet-bijou. » Et que le design soit mis à toutes les sauces ne la chagrine pas : « À chacun de faire le tri ! » Le populariser est bénéfique pour les débutants à qui elle recommande les chemins de traverse. Son ex-assistante l’a écoutée, elle vient de partir s’installer en Colombie.