« L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux » : le privé sans tabous au MAD

Dans les secrets intimes de l’alcôve jusqu'aux réseaux sociaux, cette nouvelle exposition explore le territoire d’un espace très privé, épié par les trous de serrure puis dévoilé aux yeux de tous.

Les écrivains voient dans cette pièce l’espace de la création littéraire. Marcel Proust la gardait pour raison de santé. Colette y avait installé son bureau. Simone de Beauvoir évoque une cellule, berceau de l’indépendance. Lieu de vie, de sieste… de lecture, de rêve ou de travail, cet espace privé est une notion, révélée par l’architecture et le design. À travers douze thématiques, l’exposition « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux »(MAD de Paris du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025), plonge au cœur de nos jardins secrets et embarque le visiteur dans un voyage historique du XVIIIe siècle à nos jours.


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L’évolution des modes de vie

L’exposition du MAD, « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux » raconte à travers un prisme sociologique  comment un objet de design raconte et accompagne les évolutions de la société et les approches révélatrices de l’esprit d’une époque. « La chambre à coucher, terme utilisé à partir du XVIIIe siècle, témoigne du besoin d’intimité et d’un lieu spécifiquement dédié au sommeil, explique Christine Macel, commissaire. L’aristocratie revendique alors peu à peu plus d’espace privé, parallèlement à l’émergence d’une nouvelle sensibilité. Au XIXe siècle, avec la bourgeoisie, l’espace domestique devient celui de la femme. Apparaît alors la chambre conjugale puis la chambre d’enfant ou d’adolescent. Aujourd’hui, chacun revendique une chambre à soi quand il le peut. Le lit est devenu un espace de vie central. »

Jules Jean Cheret, La Diaphane, Poudre de riz, Sarah Bernhardt, 32, avenue de L’Opéra, Paris, 1891. Photo : © Les Arts Décoratifs
Jules Jean Cheret, La Diaphane, Poudre de riz, Sarah Bernhardt, 32, avenue de L’Opéra, Paris, 1891. Photo : © Les Arts Décoratifs

Avant les années 1950 et l’installation de la salle de bain en tant que pièce indépendante, la chambre était aussi le lieu de la toilette corporelle. Avant l’eau courante, les tables avec cuvettes et brocs en tôle ou faïence émaillée, les bassins en fonte et tubs métalliques permettaient de se laver. Dans le boudoir et autour de la coiffeuse, les produits de beauté et de maquillage, poudriers, rouges à lèvres, brosses à cheveux et parfums faisaient partie de l’atmosphère de la chambre où les femmes se préparaient. Aujourd’hui, après le cloisonnement de ce lieu d’hygiène, les chambres s’organisent parfois comme des suites, comprenant une salle de bain intégrée, une baignoire au pied du lit ou même cachée derrière sa tête. On y installe un coin bureau, une bibliothèque, un petit salon de lecture. La chambre est ainsi redevenue une pièce à vivre de jour.

Dans la nef du MAD, le Musée des Arts Décoratifs de Paris, une scénographie spectaculaire mettent en scène 25 pièces de design sur le thème du nid et de l’intimité partagée. Cette influence, débutant dans les années 1950, continue à s’exprimer à travers des fauteuils cocon, des canapés et autres lits de repos, entre désir d’isolement et repli sur soi, intimité partagée et consentie. Plusieurs créations italiennes des années 1970 attestent de cette tendance. “La Cova (1969-1972), éditée par Gufram et imaginée par Gianni Ruffi, composée de morceaux de tissu coloré, recyclés et d’œufs en mousse, est le couvoir par excellence, précise Christine Macel. Par ailleurs, plusieurs meubles évoquent un cocon protecteur à l’instar de la Womb Chair de Eero Saarinen (1947).” Ou encore de la Mamma imaginée par Gaetano Pesce pour B&B Italia (1969) et pensée pour se sentir réconforté, comme dans les bras d’une mère.

L’acteur Sean Connery sur le tournage des « Diamants sont éternels » en 1971. © Anwar Hussein
L’acteur Sean Connery sur le tournage des « Diamants sont éternels » en 1971. © Anwar Hussein

Au XXe siècle, de nouveaux objets, sextoys et vibromasseurs, font leur apparition. De grands noms, de Sonia Rykiel à Matali Crasset en passant par Tom Dixon et Michael Young, en ont même dessiné. Dans la section dédiée à la sexualité de l’exposition, immersion dans un univers confiné de bleu laqué. Un écrin chaleureux délimite de petites alcôves, présentoirs et vitrines où sont installées les œuvres et les références à l’érotisme pictural du XVIIIe siècle. Les jouets érotiques s’affichent sous un nouveau jour. Il faut dire qu’après avoir longtemps été dissimulés dans les arrières salles de boutiques ou cantonnés à des magasins spécialisés, ils ont été dédiabolisés, prenant place sans honte dans le quotidien. Parmi les tableaux présentés,  on retient Le Verrou de Fragonard. La scénographie guide et oriente le regard du visiteur, voilant et dévoilant les œuvres, pour susciter le frisson de l’érotisme.

L’intime exposé à tous les regards

Le moi, les lieux de l’intime, de l’isolement, du partage, jusqu’à la convivialité sont l’affaire des réseaux sociaux, des partages de contenus. De Lena Situations à Sophie Fontanel, qui réalise des vidéos quotidiennes de sa tenue du jour dans sa chambre, l’intimité se partage désormais avec des abonnés.  L’exposition se termine sur une évocation du journal intime, de sa version moderne façon blog, tandis qu’une œuvre de Thomas Hirschhorn, citant la philosophe Simone Weil, invite à envisager un nouvel humanisme. « L’intime n’est pas seulement individualiste, il peut être partagé : c’est ce qu’on appelle l’extime, le début d’une fraternité et d’un projet partagé», rappelle la commissaire.

Edouard Vuillard, L’intimité, Personnages dans un intérieur, 1896. Peinture à la colle sur toile. Photo : © Paris Musées, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Edouard Vuillard, L’intimité, Personnages dans un intérieur, 1896. Peinture à la colle sur toile. Photo : © Paris Musées, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Pour reprendre l’expression de Virginia Woolf : est-il encore possible d’avoir aujourd’hui une chambre, un espace rien qu’à soi ? “Cette autrice parlait d’une pièce, pour les femmes en particulier, et du besoin d’un lieu pour créer, travailler, répond Christine Macel. Ce besoin est commun à tous et il peut aujourd’hui être comblé, mais uniquement pour certaines classes sociales.”L’exposition du MAD évoque aussi le manque d’intimité extrême et sa privation subie, due aux situations de précarité du migrant, du prisonnier, du malade et du sans-abri, qui ne peuvent compter que sur une couverture de fortune pour se protéger, dormir et échapper aux regards indiscrets.

[En une : Superstudio, Canapé Bazaar, 1968. Photo : © C. Toraldo di Francia, Superstudio, Archivio Filottrano]

> Exposition « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux », du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025 au MAD de Paris. Plus d’informations ici.


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