L’IA, nouvel outil créatif au service de l’artisanat ?

Midjourney, DALL-E ou Stable Diffusion, les applications capables de générer des images à l’aide de l’intelligence artificielle posent question. À quel point les designers sont-ils prêts à déléguer leur créativité à un algorithme ?

Lionel Jadot a été élu designer de l’année 2024 lors du salon Maison&Objet du mois de septembre. Le designer belge, connu pour ses créations à base de matières de récupération, s’est intéressé à l’intelligence artificielle dès ses balbutiements. Son constat est clair: l’IA décuple sa créativité.


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Quand l’artisanat s’empare de l’IA

« L’intelligence artificielle fait partie de notre environnement, ce n’est clairement pas le moment de l’ignorer, affirme-t-il. Je suis un fervent défenseur de l’artisanat, qu’elle ne peut pas remplacer mais dépoussiérer. »

Image produite à l’aide de Midjourney lors d’une séance de travail entre artisans et designers chez JAÙH, éditeur de mobilier contemporain.
Image produite à l’aide de Midjourney lors d’une séance de travail entre artisans et designers chez JAÙH, éditeur de mobilier contemporain. DR

Comment ? « Nous employons l’IA en phase de moodboard, explique-t-il. Nous avons déjà réuni des images, des croquis 3D, des dessins. Nous traduisons ces références en mots et demandons à l’IA de générer les images correspondant au projet. Elle combine nos idées à une vitesse hallucinante. Parmi les visuels générés, nous faisons un choix, que nous modifions encore avec un logiciel 3D. Et nous recommençons, dans une sorte de dialogue. Plus nous nourrissons l’appli avec notre culture propre, plus le résultat devient intéressant. Au final, nos idées ont été augmentées, mais l’histoire est à nous, c’est une source d’inspiration comme une autre. »

L’IA est employée ici comme un supercalculateur capable de matérialiser des concepts abstraits. Charge au créateur de lui dicter à partir de quelle matière première elle va travailler. L’outil impose au designer la maîtrise d’un nouveau langage, le prompt, c’est à-dire les instructions écrites fournies à l’IA.

Cette dernière remplace l’étape laborieuse d’imagerie 3D, effectuée auparavant « à la main » sur ordinateur avant la présentation au client. Mieux, elle sort une multitude de propositions à partir d’un même brief.

Projet de pavillon de Lionel Jadot tel qu’il a été présenté à l’équipe de Maison&Objet. Comme sur un morceau de planète arraché flottant sur un continent de déchets, une maison remarquable est construite à partir de matériaux recyclés.
Projet de pavillon de Lionel Jadot tel qu’il a été présenté à l’équipe de Maison&Objet. Comme sur un morceau de planète arraché flottant sur un continent de déchets, une maison remarquable est construite à partir de matériaux recyclés. DR

« C’est comme si une armée d’étudiants en design plus fous les uns que les autres nous proposaient diverses interprétations de notre grammaire sans aucune retenue », témoigne Henri Danzin, cofondateur avec Charles de Dainville de JAÙH, une maison d’édition ancrée dans l’ébénisterie d’art.

Comme Lionel Jadot, le duo cherche à explorer de nouveaux horizons créatifs. « L’IA est un outil qui nous permet de mobiliser artisans et designers autour d’une même table en un temps très court, raconte Henri Danzin. Lors d’une session de création collective, nous avons commencé par une matinée à définir le vocabulaire commun de la future collection. À midi, ChatGPT nous a sorti un testimonial écrit sur nos intentions. L’après-midi, Midjourney a mis en images ce vocabulaire commun. Aucun objet n’était réalisable en l’état, mais la machine a produit des anomalies poétiques et des rêveries très inspirantes. Puis, comme avant, nous avons repris nos crayons et dessiné la collection. L’IA ne connaît rien à l’ergonomie ni à la gravité. Il faut tout de même un designer et un artisan pour que tout cela tienne debout. »

Un outil comme un autre

Grégoire Talon est designer. Il coordonne le conservatoire des savoir-faire et gestes des métiers d’art, qui dépend du Campus d’excellence mode, métiers d’art & design affilié au Mobilier national.

Pour JAÙH, le résultat est inspirant mais comporte des incohérences, comme la chaise qui tient sur 2 pieds, car l’IA ne connaît pas la gravité. Les prompts utilisés reposaient sur le matériau bois massif, les thématiques de la table à manger et du mobilier régional, les notions de déséquilibre, d’emboîtement de menuiserie et les structures architecturales.
Pour JAÙH, le résultat est inspirant mais comporte des incohérences, comme la chaise qui tient sur 2 pieds, car l’IA ne connaît pas la gravité. Les prompts utilisés reposaient sur le matériau bois massif, les thématiques de la table à manger et du mobilier régional, les notions de déséquilibre, d’emboîtement de menuiserie et les structures architecturales. DR

« Comme toutes les nouvelles technologies dans l’histoire, l’IA reste un simple outil qu’il faut apprivoiser, dit ce spécialiste du dialogue entre artisanat et technologie. Mon intuition est que les designers vont se remettre à leur table à dessein car l’IA les aura affranchis de tâches chronophages. De la même façon, les artisans vont se rapprocher encore plus de la matière. Les machines et l’industrie les en ont éloignés. L’IA les aidera à produire en série, mais de manière plus sensible. »

Dans un autre domaine, le conservatoire travaille actuellement avec le Centre européen de recherches et de formation aux arts verriers (Cerfav) à numériser les gestes des artisans. Le projet [G]host consiste à enregistrer de façon très précise la pratique à des fins de conservation et de transmission.

Un meilleur ouvrier de France est équipé d’une combinaison qui capte sa gestuelle comme dans les films d’animation. L’IA intervient ensuite pour produire un modèle universel. Étonnamment, ce sont les entités les plus artisanales qui se saisissent les premières de cette haute technologie, liant low-tech et high-tech. À suivre.


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