Si les architectes d’intérieur et les décorateurs dessinent depuis toujours du mobilier pour leurs projets et qu’ils collaborent avec des galeries pour éditer et distribuer ces pièces en petites séries, déclinables sur mesure, ils sont très nombreux cette année se laisser tenter par l’autoédition et à distribuer leur production dans leur propre showroom ou galerie.
Autoédition : haute décoration sur mesure
Derrière une porte cochère du quartier du Sentier, à Paris, se cache un appartement coloré et chaleureux, habité de meubles et de luminaires à l’élégance contemporaine, tous signés Pierre Yovanovitch. En réalité, cet appartement n’en est pas un. Il s’agit d’un showroom attenant à son studio que l’architecte d’intérieur vient d’ouvrir pour y présenter sa ligne de mobilier. Si l’architecte avait jusqu’alors dessiné quelques séries de meubles, ceux-ci n’étaient distribués que par la galerie new-yorkaise R & Company.
Aujourd’hui, Pierre Yovanovitch Mobilier possède son directeur commercial, Cédric Morisset, ex-directeur associé de la Carpenters Workshop Gallery, à New York : « Le mobilier de Pierre n’est ni du design de collection en série limitée ni du vintage. C’est plutôt de la très haute décoration sur mesure, qui n’a pas réellement sa place en galerie, estime-t-il. C’est pourquoi, lorsque nous avons voulu développer cette collection, nous avons préféré préserver notre indépendance », c’est-à-dire maîtriser toute la filière, de la production à la distribution grâce à l’autoédition.
Une visibilité bienvenue
Dans la lignée de Jean-Michel Frank (1895-1941) ou de Jean Royère (1902-1981) – qui a ouvert plusieurs points de vente au cours de sa carrière –, des architectes comme Charles Zana ou Laurent Maugoust renouent eux aussi avec la tradition des décorateurs ensembliers du XXe siècle. Deux cas de figure cohabitent : un objet fabriqué sur mesure pour un client peut entrer en collection, des meubles conçus pour une collection peuvent être intégrés à des projets privés.
Fabrice Juan, architecte d’intérieur très attaché lui aussi aux savoir-faire et au style français, a, comme ses aînés, eu la même réflexion : « Je voyais que certaines des pièces que je proposais sur mes chantiers plaisaient particulièrement… Et puis, c’est un peu frustrant de ne dessiner que pour une seule personne. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de les éditer, dit-il. Hélas ! il arrive que certains clients réclament l’exclusivité des meubles que nous avons créés pour eux. » Éditer du mobilier offre aussi une visibilité bienvenue pour ces professionnels qui, bien qu’ils dessinent des pièces depuis toujours, ne communiquent jamais à leur sujet. Car comme le confie Cédric Morisset, « la moitié des clients ne souhaitent pas que l’on publie des images de leur intérieur ».
La garantie d’une pièce bien dessinée
Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, cette commercialisation de meubles conçus à l’origine sur mesure pour des projets d’aménagement privés séduit aussi les architectes d’intérieur et les décorateurs concurrents. C’est ce que révèle, par exemple, Laurent Maugoust, qui nuance cependant en précisant qu’il s’agit d’une collaboration à double sens : « Mes confrères sont mes principaux clients, mais moi aussi, je leur commande des éléments pour mes projets. »
Cet échange de bons procédés comporte en effet l’assurance d’obtenir une pièce bien dessinée et bien exécutée. Vu qu’ils ne peuvent dessiner l’ensemble du mobilier de leurs chantiers privés, les architectes d’intérieur préfèrent ces pièces exclusives à celles vendues par les éditeurs « classiques », car même haut de gamme, elles ont un air de déjà-vu. « Notre clientèle pour ce mobilier est, en effet, principalement composée d’architectes d’intérieur et de décorateurs. Mais surtout, ils sont souvent anglais et américains, et donc moins en concurrence », précise Cédric Morisset qui, pour sa part, bénéficie d’un Pierre Yovanovitch déjà très expérimenté.
Car on n’improvise pas la création d’une maison d’édition. Comme le souligne Charles Zana, lui aussi très bien implanté aux États-Unis, « pour se lancer dans l’autoédition, il faut déjà avoir des clients, être éprouvé ». Son mobilier est depuis plusieurs années déjà distribué et c’est sur cette lancée qu’il inaugure, en octobre, une collection complète qui englobe anciens et nouveaux modèles. Il les présentera dans une salle d’exposition au sein de son agence.
L’inédit fait recette
L’avantage de l’autoédition pour ces décorateurs, c’est aussi de diversifier leurs sources de revenus. Pionnière dans la distribution du mobilier de décorateurs avec son site The Invisible Collection, Isabelle Dubern-Mallevays l’avait bien anticipé. Son idée de départ – « vendre uniquement des objets qui n’avaient jamais été commercialisés, dessinés hors d’une logique industrielle, conçus pour des chantiers privés, donc moins marketés » – a très vite aussi bien séduit une clientèle avide d’exclusivités que les architectes, dont certains avouent en off apprécier le fait de pouvoir faire l’impasse sur la relation exigeante qui les lie, sur leurs chantiers privés, à une clientèle souvent capricieuse.
De plus, un site comme The Invisible Collection propose désormais de réaliser des pièces sur mesure : « Aujourd’hui, le sur-mesure représente 80 % des commandes sur le site. On peut presque parler de pièces uniques », détaille Isabelle Dubern-Mallevays dont la plateforme est très active à l’export.
Cet aspect « pièce unique » demeure primordial pour ces architectes d’intérieur et décorateurs qui, même s’ils travaillent parfois avec des éditeurs, tiennent avant tout à privilégier le caractère unique de leur signature et des savoir-faire qu’ils soutiennent. « Nous collaborons avec des artisans qui travaillent de manière exceptionnelle. Nous poussons la main de l’artisan, loin de toute recherche d’industrialisation », souligne Charles Zana.
« En allant chercher l’unique et la petite série, nous sommes plus dans la lignée des décorateurs ensembliers que des designers industriels », explique l’architecte Thomas Vevaud. « Cette autonomie nous offre une liberté que nous n’aurions pas en collaborant avec un éditeur, poursuit Laurent Maugoust. Un éditeur peut s’approprier le modèle et il est ensuite compliqué de le récupérer s’il se vend mal. De plus, en autoéditant, nous avons davantage de liberté sur le savoir-faire. » Thomas Vevaud conclut : « En réalité, nous adaptons les savoir-faire avec notre regard contemporain. »
Des showrooms à leur image
Un savoir-faire et un regard qu’ils exposent dans des lieux à leur image. Ainsi, le duo Le Berre Vevaud va ouvrir sa galerie rue de Verneuil (Paris VIIe) et Fabrice Juan va transformer son agence en showroom… Des lieux souvent uniquement accessibles sur rendez-vous. « Si nous faisons de l’autoédition et que nous présentons nos collections dans des espaces qui nous sont propres, c’est parce que nous souhaitons maîtriser l’environnement dans lequel nous montrons notre travail, ce qui ne serait pas le cas chez un distributeur. Concrètement, le showroom créé par Pierre projette une image globale de qui nous sommes », analyse Cédric Morisset.
Signe des temps, ces lieux fonctionnent souvent en synergie avec des sites Internet ou des comptes Instagram aussi sophistiqués qu’efficaces. « C’est via le Web et les réseaux que j’ai compris que le marché était mûr pour le lancement de notre collection de mobilier ; tous ces followers qui, en voyant mes meubles sur Instagram, me demandaient s’ils étaient disponibles à la vente », se souvient Charles Zana. « Ce sont véritablement les réseaux sociaux qui ont fait le job pour les commandes et les demandes d’informations. Tout est parti de là », confirme Fabrice Juan.
Vers une professionnalisation
Mais attention au miroir aux alouettes. « La commercialisation est un vrai métier. Il ne suffit pas d’ouvrir une belle galerie ou de lancer un site Internet. Les investissements dans le numérique sont colossaux et le business model est encore fragile, car ces pièces produites sur mesure en autoédition n’offrent que des marges faibles. Et puis, en réalité, les clients vont vouloir mélanger des pièces de plusieurs créateurs mais pas forcément écumer les sites de différents décorateurs. Ils veulent avoir un interlocuteur unique pour l’ensemble des éléments de mobilier qu’ils commanderont », prévient Isabelle Dubern-Mallevays.
Son site The Invisible Collection a fait plus de 200 % de croissance en 2020 et réunit aujourd’hui 150 designers au lieu de 15 à sa création en 2015… Une professionnalisation dont certains ont pris conscience. Ainsi, Fabrice Juan réfléchit à embaucher un commercial, à lancer un e-shop et collabore déjà avec une agence qui s’occupe de son activité numérique… Loin des bricolages des débuts, ces professionnels posent un regard affûté sur leur époque.