Le Corbusier, dictateur des villes ? Enquête sur son plan le plus radical

En 1925, Le Corbusier rêve d’un Paris futuriste, propre, vertical… et sans âme. Son Plan Voisin, projet visionnaire ou fantasme totalitaire ? Plongée dans une utopie bétonnée, glaçante et fascinante.

Pourquoi ne pas raser la Rive Droite ? Le Corbusier (1887 – 1965) l’a (vraiment) envisagé. En 1925, il imagine un Paris radicalement transformé : 18 gratte-ciels à la place des immeubles haussmanniens, des autoroutes en plein centre, un aérodrome urbain. Derrière cette utopie glaciale, le reflet brutal d’un modernisme autoritaire.


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Un Paris rasé, reconstruit, quadrillé : bienvenue dans l’utopie du Corbusier

Détruire Paris, un fantasme maintes fois mis en scène par Hollywood. Cette angoisse dystopique a pourtant été très sérieusement envisagée en 1925 par l’architecte franco-suisse Charles-Édouard Jeanneret-Gris, alias Le Corbusier. Âgé de 37 ans à l’époque, il présente cette année-là au salon des arts décoratifs son fameux « Plan Voisin », solution radicale pour la Ville Lumière qui compte alors trois millions d’habitants.

Maquette du Plan Voisin.
Maquette du Plan Voisin. ©Fondation Le Corbusier Louis

Tout le monde connaît l’histoire. Mais derrière la provocation se cachent quelques vérités sur le contexte urbanistique de Paris. « Le Corbusier dit des choses pas forcément idiotes lorsqu’il présente son Plan Voisin, introduit l’historien de l’architecture Antoine Picon. Paris dans les années 1920 est certes encore la capitale des arts, une métropole au rayonnement international, mais elle est au fil du temps devenue une belle endormie par rapport à d’autres villes qui se modernisent à grande vitesse. »

Le jeune ambitieux a pour obsession d’adapter Paris à la voiture. Il prône la standardisation et la fonctionnalité dans une ville pourtant deux fois millénaire. Le Plan Voisin entend ainsi raser 240 hectares de la rive droite, entre les Halles et la gare de l’Est, soit une large partie du tissu haussmannien, pour ériger 18 gratte-ciels cruciformes, ultra-modernes, hauts de 60 étages, organisés selon une grille orthogonale.

Seuls les grands monuments auraient été tolérés, comme des reliques dans un décor de science-fiction : la cathédrale Notre-Dame, le Louvre, la Porte Saint-Martin ou encore quelques églises. 5 % de l’espace aurait ainsi été bâti, le reste étant occupé par les voies de circulation et d’amples aménagements paysagers, notre visionnaire-provocateur prônant contre toute attente un retour de la nature en ville. Il faut dire Le Corbusier était contre l’étalement urbain.

Portrait de l’architecte Le Corbusier.
Portrait de l’architecte Le Corbusier. ©Fondation Le Corbusier Louis

Il voulait ramener les banlieusards dans le centre de l’agglomération. Une gare souterraine connectée au métro aurait été construite en cœur de cité, elle-même parcourue par deux autoroutes principales qui l’auraient reliée aux capitales européennes, la centralité étant l’un de ses leitmotivs. Percée d’un aérodrome, peuplée de tours et baigné de silence : son idéal moderne aurait été d’une froideur dérangeante. « Toute la vie n’est faite que de destruction et de reconstruction, et particulièrement la vie des villes », déclare -t-il presque avec irrévérence.

Le cauchemar urbain qui voulait remplacer Haussmann

« Il n’est pas le seul à rêver de la ‘tabula rasa’, mais chez lui, cela prend une tournure très radicale », reprend l’historien de l’architecture Antoine Picon. Le Corbusier pense que l’architecture agit fondamentalement comme un levier de progrès social. Domestiquer le chaos pour mieux offrir espace et lumière aux habitants : son plan aurait eu le mérite de proposer une solution à la vétusté du centre de la capitale, à une époque où celle-ci compte encore plusieurs îlots insalubres, notamment dans le quartier du Marais, toujours propice aux épidémies.

« Le Plan Voisin de manière paroxystique sert quand même de révélateur des problèmes structurels de la ville, relève le spécialiste. La question très compliquée est de savoir dans quelle mesure cet architecte encore jeune, qui n’avait pas des appuis institutionnels infinis, a vraiment cru à sa faisabilité. » Car si la manière d’envisager le patrimoine dans les années 1920 diffère de celle d’aujourd’hui, cette radicalité destructrice choque malgré tout ses contemporains qui s’élèveront – heureusement – contre cette folie.

Plan Voisin, Paris, 1925. Perspective d’ensemble sur les bâtiments de la rive droite vue depuis l’Ile Saint Louis.
Plan Voisin, Paris, 1925. Perspective d’ensemble sur les bâtiments de la rive droite vue depuis l’Ile Saint Louis. ©Fondation Le Corbusier Louis

Ce qui est certain, c’est que Le Corbusier ambitionne de s’inscrire dans la tradition des bâtisseurs ayant marqué l’histoire de Paris. « Son idée – qui manque quelque peu de modestie – était de succéder à Haussmann dans une nouvelle vague de modernisation de la capitale », confirme l’historien. Son Plan Voisin ne se réalisera heureusement pas, mais les principes de densification verticale, mixité programmatique, séparation des flux inspireront bien des générations d’architectes. C’est d’ailleurs à Châtelet-les Halles que s’incarnera concrètement l’ambition d’un nœud de transports intermodal.

Du fantasme à la mise en garde : pourquoi le Plan Voisin nous concerne toujours

Difficile aussi d’évoquer le Plan Voisin sans parler de son ombre politique. Car ce projet repose sur une vision autoritaire de la ville, celle d’un ordre absolu. Le Corbusier est connu pour son Modulor, un système de proportions basé sur le corps humain : il a le désir de concilier mathématiques et humanité. La ville devient ainsi une sorte de machine à habiter dont les habitants s’en sont que des rouages. Il manifestera plus tard une fascination pour le fascisme italien et le régime de Vichy, et son urbanisme semble bien compatible avec des logiques autoritaires. Après-guerre, George Orwell publiera son roman culte, 1984, qui n’est pas sans rappeler une certaine vision de la ville déshumanisée.

Mais existe-il des héritiers de cette conception subversive ? « Si vous voulez vraiment le voir mis en œuvre, allez en Chine ou en Corée et vous verrez des Plans Voisins à très grande échelle. Ces peuples ont une capacité à habiter ces espaces de façon assez étonnante. Chez nous, l’urbanisme moderne s’accompagne souvent d’une crise de la rue, ce qui n’est pas le cas en Asie », conclut Antoine Picon. Ce rêve d’ordre absolu résonne encore aujourd’hui : moins comme une solution que comme une mise en garde.


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