Mercredi 4 septembre 2024, 19h30. L’amphithéâtre de l’Institut du monde arabe est plein à craquer en cette veille de design week parisienne. Et pour cause : l’IMA décerne ce soir son Prix du design 2024. Cette distinction, créée en 2023, célèbre les designers émergents et confirmés du monde arabe, riche en création. Rencontres avec Abdel El Tayeb et Zineb Kertane, les lauréats de cette édition.
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Abdel El Tayeb : la voix du Soudan
Abdel El Tayeb, lauréat du Prix du design 2024 de l’Institut du monde arabe dans la catégorie talents confirmés, fait figure d’ovni dans cette sélection. D’origine soudanaise, ce Bordelais de 31 ans a fait ses classes chez Balmain et chez Maison Margiela Artisanal – la branche haute couture de la griffe. D’ailleurs, il a pas choisi de présenter une tenue très structurale qui réinterprète les techniques de vannerie traditionnelles auxquelles ses grands-mères l’ont initié dès ses 13 ans.
“Mes parents tenaient fortement à ce que l’on ne perde pas contact avec nos racines. Ainsi, nous étions baigné dans cette musique et gastronomie africaine, et nous revenions chaque été dans notre pays d’origine. Dans notre maison bordelaise, nous avions un panier très coloré qui m’avait toujours intrigué. Lorsque, j’ai découvert mes grands-mères fabricant ces objets, je leur ai demandé de m’apprendre cette technique.” L’apprentissage est long et fastidieux, mais le jeune homme tient bon.
“Ce n’est pas facile d’apprivoiser ce savoir-faire. J’ai fait preuve de beaucoup de patience. Il faut sélectionner les feuilles de palmier, les faire sécher, les teinter… Puis les mouiller avant d’en faire cette sorte de maillage.” Une technique ancrée dans le quotidien de ses aînées, qu’il approfondit lors de son passage chez Bottega Vennetta. “J’y ai travaillé trois ans, à Milan. Là, j’ai pu réellement me former afin d’atteindre un certain degrés de raffinement.”
Ainsi, le designer cherche à moderniser la vannerie traditionnelle avec des techniques de haute couture apprises lors de son passage dans ces grandes maisons. Il remplace les matériaux habituels par du coton et du tulle, apportant souplesse à l’accessoire devenu vêtement. Mais il s’en défend : sa pratique relève non pas mais de la mode mais du design textile, qu’il a étudié à l’École Olivier de Serres et Duperré, à Paris, avant de rejoindre l’École nationale supérieure des arts visuels de la Cambre à Bruxelles.
Le nom de sa marque, El Tayeb Nation, fait référence à un pays fantasmé où se rencontre France et Soudan. “Je me suis lancé à 100% dans cette aventure il y a quatre mois environ et ce prix va me permettre de me lancer comme il faut, de manière confortable, et d’entreprendre des partenariats avec des personnes que j’ai pu rencontrer, notamment ce soir, afin de développer des projets dans le monde arabe.”
Zineb Kertane : les rituels de l’eau
Le premier objet qui a marqué Zineb Kertane, lauréate du Prix du design 2024 de l’Institut du monde arabe dans la catégorie talents émergeants, est ce petit tabouret en bois omniprésent dans les cuisines algériennes et qui accompagnent les femmes au hammam. Là, elle observe les rituels liés à l’eau, considérée dans la culture musulmane comme une bénédiction de dieu, un don des cieux qui assure la subsistance de la vie humaine.
“Cette ressource est le dénominateur commun de l’Islam, assure la Franco-algérienne de 24 ans. La jeune femme observe les rituels liés aux ablutions, ces chorégraphies orchestrées avec la volonté de préserver l’eau, de l’économiser. Elle compare ce respect aux pratiques occidentales, où cette ressource est trop souvent gaspillée. “D’ailleurs dans les salles de bain occidentales, les systèmes de tuyauterie sont cachés, l’eau semble sortir de nulle part.”
Zineb Kertane se lance alors dans une enquête de taille : “Je désespérais de trouver des images de salles de bain au Moyen-Orient et au Maghreb, j’ai donc épluché les annonces Airbnb, une véritable mine d’or. Là, j’ai vu les conduits, visibles, les bassines…” Ses recherches l’oriente vers un nouveau projet : une fontaine baptisée Bayt el Ma, qui signifie “maison de l’eau”. Les carreaux de céramique qui la composent intègrent le système de tuyauterie d’arrivée et de sortie d’eau directement dans le motif, se servant de ces enjeux techniques pour rejoindre l’aspect décoratif. En parallèle, Zineb Kertane s’attèle à une interprétation du petit tabouret en bois de son enfance, peinée de le voir disparaître, remplacer par des modèles en plastique.
“Je voulais voir comment, en tant que franco-algérienne, je pourrais faire un lien entre ma pratique de designer, plutôt occidentale, et un objet purement issu de l’Orient. Néanmoins, porter ce regard me semblait risqué, proche de l’appropriation culturelle. J’ai donc trouvé un terrain d’entente en travaillant avec des menuisiers algériens, en tissant des liens, en échangeant avec eux. Les codes et les manières de travailler sont différents, mais nous avions le même langage, le même vocabulaire de formes. Ils n’avaient sûrement jamais vu de femme dans leur atelier auparavant. Je suis arrivée avec mon casque de chantier et je suis sûre que l’expérience – que j’ai adoré – a été aussi enrichissante pour eux que pour moi.”
Jusqu’alors, l’Algérie n’avait été pour Zineb qu’une terre de villégiature. Pour la première fois, la designer s’y rend dans un cadres professionnel. “Cette expérience m’a fait un bien fou, m’a réconcilié avec cette terre avec laquelle j’étais fâchée depuis quelques années et m’a ouvert les yeux sur le potentiel du Bled. J’encourage tous les créateurs binationaux originaires du monde arabe, que ce soit Maghreb ou de Europe de l’Est, à renouer avec leurs racines, à explorer les savoir-faire, à se familiariser avec l’artisanat local.”
Grâce à ce prix, Zineb va pouvoir collaborer avec l’entreprise Gorbon Tiles et ainsi réfléchir à des moyens d’industrialiser son système de fontaine. “J’adore l’usine, mon père a travaillé à l’usine et moi aussi, j’y ai travaillé lorsque j’étais étudiante. Mon cœur balance entre artisanat et industrie. Ma pratique est orientée vers les objets du quotidien, les récits qu’ils racontent. Selon moi ils sont les témoins de notre époque et appartiennent à notre patrimoine. L’industrie fait aussi partie de notre culture. Je pense qu’il faut l’exploiter et essayer d’en sortir des choses qui font rêver, des choses qui font plaisir, qui donnent envie, qui parlent de nous.”
> Plus d’informations sur le Prix du design de l’IMA ici.
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