Longtemps relégué au rang de passe-temps domestique, l’art textile s’impose aujourd’hui comme un médium incontournable de la création contemporaine. De Sheila Hicks à Chiharu Shiota, en passant par Olga de Amaral ou Joana Vasconcelos, ces artistes ont transformé le fil, le tissage et la fibre en un langage sculptural, capable de déployer des récits intimes et collectifs tout en investissant l’espace avec des installations monumentales. Décryptage.
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L’art textile, un truc de bonne-femmes ?
Dans la hiérarchie traditionnelle des arts, le textile a souvent été cantonné au décoratif, aux arts appliqués, voire aux pratiques domestiques. La tapisserie, malgré son importance dans l’art occidental depuis le Moyen Âge, a été mise de côté avec l’avènement de la peinture de chevalet. Plus encore, les pratiques artisanales associées aux femmes – broderie, tissage, couture – ont été considérées comme des arts mineurs, trop liés au quotidien et à l’intime pour être prises au sérieux.

Cette marginalisation repose sur un biais de genre profondément ancré. Alors que la sculpture et la peinture, disciplines académiques par excellence, étaient valorisées comme des arts nobles, le textile restait cantonné à un statut fonctionnel, perçu comme une extension du foyer, une activité de bonnes femmes et non comme une forme d’expression à part entière.
Comme le rappelle Audrey Demarre, brodeuse et commissaire de l’exposition « Fils et Filiations » : « L’art textile portait une double peine : celle d’être un médium lié au geste manuel et celle d’être pratiqué par des femmes. C’était aussi le moyen le plus sûr de les conserver à la maison. Ce n’est que bien plus tard que l’on s’est rendu compte qu’elles avaient construit des mondes. » Pendant des siècles, le travail du fil a ainsi été invisibilisé, car il ne s’inscrivait pas dans la tradition artistique académique, où l’excellence se mesurait à la maîtrise du dessin, de la peinture ou de la sculpture.
Paradoxalement, c’est au sein d’un mouvement avant-gardiste et dirigé par des hommes que le textile a commencé à être pris au sérieux. Fondé en 1919 par Walter Gropius, le Bauhaus prône l’abolition des frontières entre arts majeurs et arts appliqués, une approche qui aurait pu permettre aux femmes d’accéder aux mêmes disciplines que leurs homologues masculins. Pourtant, malgré cette idéologie progressiste, elles furent massivement orientées vers l’atelier textile, considéré comme une « extension naturelle » de leur savoir-faire.
« Là où il y a de la laine, il y a une femme qui tisse, ne serait-ce que pour tuer le temps. »
Oskar Schlemmer, enseignant au Bauhaus, a même déclaré : « Là où il y a de la laine, il y a une femme qui tisse, ne serait-ce que pour tuer le temps. » Mais ni le père de l’institution ni ses fidèles n’avaient pas prévu que cet atelier, créé à la hâte au vu des inscriptions en masse de la gente féminine, deviendrait l’un des foyers les plus innovants de l’école. Sous l’impulsion d’artistes comme Gunta Stölzl et Anni Albers, le tissage est devenu un laboratoire de formes et de couleurs, intégrant des expérimentations modernistes et abstraites qui dialoguaient avec les recherches menées en peinture et en design. Il faudra cependant attendre plusieurs décennies pour que le « fiber art » soit pleinement reconnu dans l’art contemporain.
Sheila Hicks et Olga de Amaral, à la conquête de l’espace
Si désormais l’art textile fait un retour en force, c’est en grande partie grâce à des personnalités hors normes, qui ont dû se battre pour exister, détourner, transcender et imposer leur médium au sein du monde de l’art contemporain. Mais elles n’ont pas seulement imposé la matière textile : elles ont su occuper l’espace, au sens propre comme au sens figuré ! Et cela change tout. En repoussant les limites du fil, du tissage et de la broderie, ces artistes ont fait de la fibre un langage tridimensionnel, capable de dialoguer avec l’architecture et de s’imposer dans les lieux les plus prestigieux.

Formée au Yale School of Art sous la direction de Josef Albers, Sheila Hicks (1934 – ) a vu très tôt dans le textile une matière sculpturale. Ses œuvres immersives, où des amas de laine, de coton et de lin débordent du cadre, brisent la frontière entre artisanat et sculpture. Pourtant, malgré son importance en tant qu’artiste, il a fallu attendre 2018 et ses 84 printemps pour qu’elle bénéficie (enfin) d’une grande exposition au Centre Pompidou.
Tout comme Olga de Amaral, 93 ans, que le public français a pu (re)découvrir grâce à la somptueuse rétrospective que vient de lui consacrer la Fondation Cartier. Elle voulait être architecte, une discipline réservée à l’époque aux hommes. Elle se retrouve alors dans l’atelier de tissage par dépit, y apprend le design textile et crée une entreprise de tissus d’ameublement qu’elle conserve jusqu’en 2000. En parallèle, nourrissant une obsession pour les couleurs, les formes, les matières et la lumière, elle développe son art. Elle travaille à partir d’unités textiles (bandes, triangles…) qu’elle tisse et assemble pour créer du volume, de la dimension. L’architecture restera sa ligne directrice toute sa vie. À travers ses tissages où l’or se mêle aux fibres naturelles, elle efface ainsi la frontière entre tapisserie et peinture, entre matériau humble et matières précieuces.
Nouvelle génération, nouvelle dimension
Chiharu Shiota et Joana Vasconcelos, toutes deux enfants des années 1970, ont bénéficié d’un contexte plus favorable en matière de reconnaissance artistique que leurs aînées. Elles ont su imposer le textile comme un médium contemporain à part entière, jouant avec ses dimensions narratives, symboliques, immersives et XXL. Chiharu Shiota a fait du fil un langage du souvenir, un vecteur de la mémoire et de l’invisible. Ses installations spectaculaires, où d’innombrables fils rouges ou noirs tissent des labyrinthes aériens, semblent matérialiser des connexions intangibles entre les êtres et le temps.

Joana Vasconcelos, quant à elle, pousse l’art textile dans une dimension plus baroque. Son travail réinterprète les traditions textiles du Portugal en les confrontant aux objets du quotidien dans des sculptures monumentales. Ses Valkyries illustrent parfaitement cette appropriation de l’espace. Inspirées des déesses nordiques qui survolent les champs de bataille pour sélectionner les guerriers destinés à une seconde vie, ces figures monumentales flottent au-dessus des visiteurs, imposant leur présence avec une énergie vibrante et protectrice. Première femme à avoir été invitée d’honneur de la Brafa en 70 ans d’existence, l’exubérante portugaise expose jusqu’au 12 avril sa forêt enchantée (The Enchanted Forest), constitué de plus de 100 « gouttes » réalisées à l’origine pour les boutiques Dior dans le monde entier, qu’elle a ainsi rassemblé dans la nef de la galerie La Patinoire Royale Bach à Bruxelles plongée dans l’obscurité. Une balade onirique dans un bois de tissus chatoyants tricotés et brodés.
Pour Audrey Demarre, qui a rassemblé 16 artistes émergents (dont un homme ! ) pour « Fils et filiation » et qui signe également l’ouvrage Broderies, anthologie curieuse (La Martinière, 2024), parler du textile, c’est d’abord parler des femmes : « Quand j’ai travaillé sur mon livre, j’ai constaté que 98 % des créateurs de broderie contemporaine étaient des femmes. » Un chiffre qui confirme que, même en pleine réhabilitation, l’art textile reste un territoire profondément féminin, un médium d’émancipation et d’affirmation.

Mais ce retour du textile s’accompagne d’autres questions essentielles comme le souligne la curatrice : «Face à l’essor du numérique et de l’intelligence artificielle, l’artisanat textile apparaît comme un contrepoint vital, incarnant le geste, la maladresse, le temps long et le fait main. Par ailleurs, cela s’inscrit aussi pleinement dans les préoccupations écologiques contemporaines. La réparation, le recyclage, l’upcycling sont au cœur des pratiques de nombreux artistes qui détournent les matériaux et redonnent vie à des fibres délaissées. » Une conscience qui fait du textile un art résolument ancré dans les enjeux du XXIe siècle.
> Agenda : « The Enchanted Forest », jusqu’au 12 avril à la galerie La Patinoire Royale Bach, Bruxelles ; « Fils et filiation » jusqu’au 18 mai à la galerie des Ateliers de Paris.
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