Keiji Takeuchi : le design en marche

Designer au parcours international, le designer japonais explore avec subtilité l’interaction entre les objets et leurs utilisateurs. Curateur de l’exposition "Walking Sticks and Canes" et collaborateur de marques prestigieuses, il défend un design à la fois discret et essentiel, pensé pour enrichir le quotidien.

Nous avons rencontré Keiji Takeuchi en marge de l’exposition « Walking Sticks and Canes » qu’il a curatée et qu’il présentait chez Karimoku Commons, à Tokyo, après l’avoir dévoilée à la Triennale de Milan en avril dernier. L’occasion de mieux connaitre sa vision du design, un sincère reflet de son expérience et sa personnalité multiculturelle. Une belle invitation également à se plonger dans ses discrètes mais non moins essentielles créations pour De Padova, Alessi, Faust Linoleum, Federicia, MOR Lisboa, Nine, sans oublier les japonais Karimoku, By Interiors ou Aru.


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IDEAT : Qu’est ce qui vous a incité à devenir designer ?

Keiji Takeuchi : J’ai grandi à Fukuoka, dans le sud du Japon et, dès l’enfance, j’aimais beaucoup dessiner. Ma grand-mère m’a sans doute aussi influencé: elle faisait de l’aquarelle et voulait devenir dessinatrice de kimonos. Très tôt, j’ai pu ressentir les différences d’ambiance entre les villes, notamment lorsque nous allions à Osaka d’où mon père était originaire. Une sensibilité accentuée sans doute par la taille de celle dans laquelle nous vivions : une bulle. Cela a joué un rôle dans mon désir d’aller découvrir d’autres choses ailleurs.

Cafetière et moulin à café Slow Coffee de Keiji Takeuchi pour Alessi.
Cafetière et moulin à café Slow Coffee de Keiji Takeuchi pour Alessi.

À 15 ans, j’ai donc persuadé mes parents de me laisser étudier en Nouvelle-Zélande. Je pense que j’étais vraisemblablement assez doué pour suivre mon instinct. Je voulais, par exemple, intégrer une école dans laquelle il n’y avait pas d’uniforme. Il se trouve que celle où je suis allé en Nouvelle Zélande était réputée pour son enseignement artistique, mais la première raison de mon choix tenait au fait qu’il n’y avait pas d’uniforme ! Puis, en 1999, j’ai obtenu une bourse pour étudier à l’ENSCI, à Paris. Cette année-là a vraiment été la partie la plus importante de ma vie en matière de design. Elle m’a complètement formé et permis de réaliser que je voulais être un designer.

IDEAT : Vous avez alors commencé une carrière de designer au Japon?

Keiji Takeuchi : Je suis rentré avec la volonté de créer du mobilier en tant que designer industriel. Mais dans ces année-là, au Japon, le design industriel concernait surtout tout ce qui était plus technique. C’est dans le magazine Axis que j’ai vu pour la première fois le travail de Naoto Fukasawa pour IDEO, le lecteur de CD qu’il avait dessiné pour Muji [l’un des produits les plus emblématiques de la griffe qui a rejoint la collection du MoMA en 2004, Ndlr]. Il a été très influent avec sa propre marque ±0 (Plus Minus Zéro). En 2005, j’ai postulé pour un emploi dans son studio à Tokyo et j’y ai travaillé jusqu’en 2012. Car en 2011, il y a eu la catastrophe de Fukushima.

À cette époque, j’allais surfer tous les week-end au sud de Kamakura. Quand j’ai entendu parler des radiations, que l’eau allait être contaminée, j’ai immédiatement arrêté et j’ai décidé d’aller en Italie. Je m’occupais alors de plus de 90% des projets européens de Naoto Fukasawa, et pouvoir visiter physiquement les sociétés, les usines était un vrai plus. Du moins à ce moment là, car aujourd’hui, avec l’essor du travail à distance, cela est moins marqué.

Chaise longue Lisboa de Keiji Takeuchi pour MOR.
Chaise longue Lisboa de Keiji Takeuchi pour MOR.

J’ai réussi à le convaincre d’ouvrir une antenne à Milan, un peu comme Jun Yasumoto – que j’avais rencontré lors de mes études à l’ENSCI – qui dirigeait le  bureau parisien de Jasper Morrison. J’ai travaillé pour Naoto Fukasawa de 2012 à 2018, même si, à partir de 2015, j’ai commencé à développer aussi quelques projets personnels.

IDEAT : À côté de vos projets pour des éditeurs européens et américains, vous collaborez aujourd’hui avec quelques marques japonaises dynamiques. Compte tenu de votre expérience et sensibilité multiculturelle, comment décririez-vous le paysage du design actuel au Japon ?

Keiji Takeuchi : Au Japon, les maisons ont longtemps été conçues comme des boites vides. Les gens ne se souciaient pas tellement de la qualité de vie à leur domicile. Le temps passé à l’intérieur est en effet beaucoup plus restreint qu’en Europe. On travaille longtemps, on sort. On dépense davantage pour les sorties à l’extérieur, les vêtements. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la mode japonaise a été si spectaculaire.

Dorénavant, les commodités font partie de la structure architecturale. Un climatiseur par exemple, est déjà intégré à l’habitat, on ne l’achète donc plus en tant que produit externe. De nos jours, les modes de vie s’occidentalisent, les gens travaillent à distance depuis chez eux, ils prêtent plus d’attention à la qualité de vie, à celle de leur logement et des meubles. La faiblesse actuelle du Yen, qui gonfle sensiblement le prix des produits importés, incite par ailleurs à acheter du made in Japan. D’où l’essor d’une marque comme By Interiors [positionnée sur le marché du mobilier de bureau hybride. Keiji Takeuchi a dessiné quelques produits pour eux] est en pleine croissance.

Portrait de Keiji Takeuchi. © Akiko Baba
Portrait de Keiji Takeuchi. © Akiko Baba

IDEAT : Après avoir été dévoilée en avril dernier à la Triennale de Milan, l’exposition « Walking canes & sticks », que vous avez curatée, a été présentée en octobre dernier chez Karimoku Commons, à Tokyo. Elle sera également accueillie chez Emeco à Los Angeles à partir du 20  février 2025. Comment est né ce beau projet qui vous tient tant à coeur?

Keiji Takeuchi : L’idée remonte à 2019, quand je participais à l’exposition « Social seating », lors de la première Biennale d’art et de design de Fiskars, en Finlande. [Les 3 curateurs, Jasper Morrison, Anniina Koivu et Jenni Nurmenniemi avaient demandé à 18 designers d’imaginer un banc]. Je me souviens que j’ai alors parlé de mon intérêt pour cet objet modeste qu’est la canne de marche aux designers présents, Julien Renault, Cecilie Manz, Wataru Kumano…

Puis le Covid a rendu le fait de marcher dehors presque tabou, mais en même temps, il a aussi souligné combien l’absence d’exercice physique faisait perdre du muscle, parfois de façon dramatique en ce qui concerne les personnes âgées. Je me suis donc dit que c’était le bon moment pour ce projet, et Hiroshi Sato, le PDG du fabricant de meubles Karimoku, a spontanément proposé de la sponsoriser lorsque je lui en ai parlé, par hasard, la première fois où je l’ai rencontré.

Canne imaginée par Keiji Takeuchi pour Karimoku. © Miro Zagnoli
Canne imaginée par Keiji Takeuchi pour Karimoku. © Miro Zagnoli

IDEAT : Avez-vous été surpris par certaines propositions des designers qui ont participé au projet  ?

Keiji Takeuchi : Tous m’ont surpris dans leur approche, mais toujours de manière positive.

IDEAT : Keiji Takeuchi, continuez-vous votre collaboration avec Karimoku ?

Keiji Takeuchi : C’est en quelque sorte l’exposition qui m’a amené à travailler avec Karimoku, de manière très naturelle, d’autant plus que comme ils ont eu l’élégance de la sponsoriser, j’ai l’impression de leur devoir une faveur ! J’essaie de ne pas imaginer de produits très haut de gamme, plutôt des choses basiques, mais avec une attention sincère pour le confort. Concevoir un objet qui enrichit la vie quotidienne est une approche que l’on retrouve dans tous mes projets. Chacun d’entre eux est axé sur la manière de rendre les gens plus heureux dans différentes situations, grâce à l’interaction avec eux.

> Keijitakeuchi.com


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