Jean-Marie Massaud et ses collaborations
L’actualité de votre studio est-elle française ?
Mes collaborations sont principalement allemandes et italiennes. On ne cherche pas à tout prix à être à la pointe, mais à être « bons ». Cela a resserré les liens.
Parlez-vous franchement avec vos éditeurs italiens ?
Oui, parce que je travaille sur des approches stratégiques. Quand il s’est agi de faire de Poltrona Frau une marque de luxe, il importait d’en souligner les compétences, le sa- voir-faire et la culture. Il fallait les assumer sans complexe. Ce luxe n’est pas figé, lié qu’il est à de nouvelles technologies. Chez MDF Italia, ils sont prompts à réfléchir de manière holistique, en envisageant l’entre- prise dans son ensemble. Il n’y a pas d’in- jonction à dessiner des nouveautés avant la deadline du salon.
Son engagement humanitaire
Il y a quelques années, vous participiez discrètement à un projet humanitaire aux Philippines…
Cela aurait été indécent de communiquer sur lui. À Cebu, aux Philippines, 900 personnes vivaient et travaillaient sur une montagne de déchets. Il y fait chaud, l’air y est irrespirable, à cause, entre autres, des émanations de gaz produits. Les gens creusent jusqu’à 28 mètres de profondeur pour trouver de l’eau, qui n’est pas potable. En discutant avec les re- présentants des communautés, je me suis rendu compte que ces personnes voulaient du béton, gage pour eux de stabilité.
Avec la fondation de Bobby Dekeyser, l’ancien propriétaire de la marque de mobilier outdoor Dedon, nous avons bâti un petit village avec un ruisseau irriguant une vallée fertile. J’ai pensé un système d’architecture qui puisse s’agrandir au rythme de la croissance des familles. Avec l’élevage des porcs, le lisier allait créer du méthane, qui est recueilli dans des cuves de fermentation pour produire du gaz permettant plus d’autarcie. Différents types d’artisanat ont été développés pour que tout le monde ait une activité.
Quels enseignements personnels en avez-vous tirés ?
Je me suis rendu compte que nous étions en train de leur demander d’intégrer un modèle occidental. J’aidais, mais en étant conscient du formatage des valeurs que cela pouvait entraîner. J’étais un peu mal à l’aise dans le rôle de l’Occidental, mais ce fut une expérience intéressante.
Manned cloud, l’hôtel aérien
Quand on intervient, on laisse généralement des traces. Votre projet Manned Cloud, cet hôtel dirigeable se déplaçant dans les airs, n’avait, lui, aucun impact sur l’environnement. C’était en 2008…
Une intuition personnelle. Redécouvrir le paysage avec un dirigeable gonflé à l’hélium (et pas à l’hydrogène) est sans danger. Une manière de regarder le monde différemment, en prenant le temps. J’ai en tous cas partagé une belle expérience avec l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera). Je m’éclatais, mais le prix de développement d’un scénario d’hôtel dirigeable correspond à celui d’un Airbus A320! Il faut aussi créer des couloirs aériens avec des dé- rogations préfectorales. C’est de l’ordre de la croisière de luxe.
À quoi doit veiller un directeur de création ?
Mieux vaut pour lui être en contact direct avec le grand patron d’une opération! Le stade de Guadalajara (2005-2007), au Mexique, c’est le boss du programme qui me l’a demandé, par hasard. Je devais faire un hôtel & spa. Il me parle alors de stades qui contribuent souvent à des fractures sociales dans la ville, car tout à coup, des zones d’habitat social se créent autour, mais sans commerces. Le match fini, le stade devient un no man’s land surveillé par la police. Je lui ai parlé d’un volcan avec son énergie intérieure, d’une forêt qui pousse au- tour et d’un lieu qui servirait aussi pour des concerts… Il s’agit encore de cette même approche holistique.
Des ambitions moins radicales
Ce Volcano Stadium vous a-t-il apporté d’autres projets d’architecture ?
Jean-Marie Massaud : Oui, mais j’ai décidé de ne pas aller plus loin, parce que pour participer à des concours internationaux, il faut composer des équipes d’une centaine de personnes. Aujourd’hui, je développe de nouveaux projets avec des ambitions moins radicales. Parce que quand on est trop pionnier, les gens sont un peu méfiants, ils demandent à voir et, finalement, les projets restent confidentiels, posés sur une étagère. Quand enfin ils s’en souviennent, il est déjà trop tard. Et il ne faut pas non plus être l’instrument du marketing. Jamais.
Vingt-cinq ans après sa fondation, qu’est devenu votre studio ?
La grande quête de ma vie, c’est d’avoir toujours cherché de la liberté. Je suis ravi d’être là où je suis. En matière de projets, j’avais des visions que je pensais pertinentes, qui ont pu être finalisées, mais qui n’ont jamais pu rencontrer leur public. Est-ce par manque de coopération tactique de ma part avec les multinationales ? Ou est-ce par incapacité entrepreneuriale? Je suis un créatif, un artisan qui fait des choses. Du point de vue de l’action, j’ai réussi. J’aurais aimé concrétiser davantage de choses.
De fait, ce qui me plaît, c’est de concevoir. De plus, j’ai besoin d’être dans la nature, à la montagne. J’y ai une vie déconnectée de mon univers de travail. Cela ne m’empêche pas de rêver ni de partager avec mon réseau de collaborateurs. Dans le design de mobilier, je refuse dix projets par an, parce que je n’ai pas envie d’en faire plus. Dans ce secteur, il n’y a pas tellement d’enjeux fondamentaux susceptibles de créer des ruptures.
Jean-Marie Massaud à San Francisco
Vous n’avez jamais été tenté de vous expatrier ?
À un moment, j’ai failli rester à San Francisco, parce qu’il y avait différentes ouvertures là- bas. Puis je me suis dit que j’y aurais été vite aliéné, avec cette pseudo-culture surf, qui, rapportée à son sujet, ne m’évoque rien de plus que les propos entendus au bar de la salle de réunion d’un open space où règne le café du commerce. Les gens y sont plutôt des workaholics sous pression. J’y serais devenu l’instrument d’un système auquel on ne peut pas faire défaut lorsqu’on s’y engage. Je n’ai pas de regrets. Je cherche des partenariats sereins, plutôt avec des outsiders, afin d’aborder des projets vraiment nouveaux.
La période est propice au changement de schéma…
Oui, mais il est aussi important de ne pas s’ennuyer. L’épanouissement, c’est d’avoir l’im- pression de faire des choses qui font sens. Aujourd’hui, je suis dans une quête d’élégance et de légèreté. Quand je dis élégance, je veux parler de pensée sur un projet. Quant à la légèreté, elle correspond à une vision holistique, qui fait aussi partie de l’élégance. Faire un objet culte pour qu’il soit mis sur une étagère, cela ne m’intéresse pas. Les objets bien pensés sont, eux susceptibles d’être utilisés et aimés longtemps, donc durables. Quand c’est durable, cela m’arrange parce que cela fait de bonnes royalties. (Rires.)
Une conclusion ?
Au fond, qu’est-ce que la nature humaine ? Qu’est-ce que l’on fait de nos vies ? Notre quête de croissance nous oblige à rentabiliser nos actions, si bien que l’on réduit nos vies à une performance. Or, nous ne sommes jamais aussi performants que lorsque nous sommes décontractés. Dans des sociétés qui sont la proie du populisme, tout le monde gagnerait à une vie sociale plus participative. J’habite une région où, a priori, je n’aurais pas dû venir. Sinon qu’il y a les Alpes, la mer et que j’adore skier ou faire de la rando, avec l’Italie juste à côté. Mais la Côte d’Azur sale et réac, non. Je suis un misanthrope, d’où mon peu de goût pour les réseaux sociaux. En fait, plutôt que collectivement, c’est individuellement que j’aime les gens.
> Jean-Marie Massaud, site web