Interview : Michele De Lucchi, l’éternel agitateur du design italien

À 73 ans, Michele De Lucchi continue d’incarner ce que le design italien a de plus vibrant : une discipline qui pense avant de produire. Officier des Arts et des Lettres depuis juillet dernier, l’architecte milanais refuse la nostalgie comme la mode. Pour lui, le design n’a de sens que s’il dérange, interroge et se réinvente. Rencontre.

En juillet dernier, à Paris, l’architecte italien et designer Michele De Lucchi, 73 ans, s’est vu élever au rang d’officier des Arts et des Lettres. Comme toujours, sa conversation rappelle illico la singularité et la richesse de ce phénomène qu’est le design italien, entre philosophie et subversion.


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Du radicalisme florentin à la révolution Memphis

IDEAT : Quelques heures avant de devenir officier des Arts et des Lettres, qu’éprouvez-vous ?

Michele De Lucchi : Un sentiment de grande surprise. J’en suis heureux. Je m’interroge aussi sur les relations culturelles entre la France et l’Italie. Je me revois, en 1975, quittant l’Université de Florence pour un stage de six mois à Venise, au sein du studio de l’architecte anticonformiste Gaetano Pesce (1939-2024). Nous préparions son exposition « Le futur est peut-être passé », au musée des Arts décoratifs, à Paris, où je me rendais pour la première fois. J’avais 24 ans et logeais à la Cité internationale des arts, dans le Marais. Chaque matin, je me rendais à pied au Louvre pour suivre l’organisation de cette événement. Quand j’y pense, le Louvre, la culture française et Gaetano Pesce, provocateur invétéré, quel drôle d’attelage !

Michele De Lucchi, architecte et fondateur du studio AMDL Circle.
Michele De Lucchi, architecte et fondateur du studio AMDL Circle. Giovanni Gastel

IDEAT : Gaetano Pesce était un électron libre du design, pétri de culture.

Michele De Lucchi : Oui, tout ce qu’il concevait d’inattendu choquait. Ses nombreuses connaissances m’ont incité à cultiver une vision très large de l’architecture, qu’il considérait comme la discipline la plus créative, aussi bien physique que mentale.

IDEAT : L’architecte italien disait même: «L’architecture est la princesse des arts.»

Michele De Lucchi : Il distinguait les aspects figuratifs de ses projets de l’histoire de l’architecture classique. Dans les années 1970, il s’est installé à New York. Je ne l’ai revu en Italie que quarante ans plus tard. Une autre rencontre capitale pour moi a été celle avec Ettore Sottsass (1917-2007), qui m’a invité en 1981 à participer à cette provocation visuelle qu’était la création du mouvement Memphis.

Le fauteuil First (Memphis Milano, 1983) est une pièce emblématique du design italien des années 1980. © Courtesy of Memphis
Le fauteuil First (Memphis Milano, 1983) est une pièce emblématique du design italien des années 1980. © Courtesy of Memphis Memphis

IDEAT : Celui-ci semblait véhiculer plus de messages qu’il ne créait de mobilier ?

Michele De Lucchi : Oui, il proposait une nouvelle iconographie du monde d’alors, avec plus de couleurs, de décorations et de combinaisons ironiques. Plus largement, dans le design italien, ce qui est substantiel associe souvent des éléments a priori contraires.

«Pour moi, le design n’a d’intérêt que s’il est innovant, c’est-à-dire vraiment nouveau, sans chercher le succès absolument.»

IDEAT : En dehors de Milan, l’autre ville importante pour vous a été Florence ?

Michele De Lucchi : Oui, la plupart des architectes radicaux du mouvement Alchimia [fondé par Alessandro Guerriero et Alessandro Mendini en 1976, Alchimia met en avant la notion d’« objet banal », l’artisanat et la production en série limitée, NDLR], auquel j’ai collaboré, étaient installés à Florence. Étudiant là-bas, je les ai rencontrés avant que tout le monde ne déménage à Milan. Le design italien doit beaucoup à ces architectes radicaux.

IDEAT : Pas de design italien sans l’influence de ces architectes ?

Michele De Lucchi : Oui, parce qu’ils produisaient des idées plus que des objets. Et le mouvement Alchimia a considéré que ces théories avaient besoin d’être matérialisées, visualisées, sous forme d’objets réels et non abstraits.

IDEAT : Entre 1988 et 2002, vous étiez responsable du design chez Olivetti, fabricant de machines à écrire. Quid de l’ironie à la Memphis ?

Michele De Lucchi : [Rires] C’est l’ironie de la vie, je dirais. Ce télescopage a été une grande chance pour moi. J’ai pu y apprendre les rouages du marketing et de l’approche commerciale, un autre monde. À la fois designer et architecte chez Olivetti, et combattant les conceptions traditionnelles chez Alchimia et Memphis. Cette double expérience m’a confirmé à quel point l’architecture était merveilleuse. En tant qu’architecte, designer, artiste ou auteur, on doit combiner les différents aspects de la réalité pour comprendre qui nous sommes et ce que nous voulons.

Michele De Lucchi, optimiste par profession

IDEAT : Comment définiriez-vous votre rôle d’architecte ?

Michele De Lucchi : Il consiste à trouver des idées pour faire de l’architecture, des intérieurs, du mobilier, des objets ou des créations artistiques. Ces idées me viennent-elles spontanément ou est-ce que je les attrape dans le monde qui m’entoure ? Je pense qu’il est essentiel de prendre en compte toutes les influences possibles pour développer des idées, puis les personnaliser. Ces sollicitations sont capitales. Nous changeons d’avis en fonction de ce que nous ressentons dans notre environnement. Si nous nous trouvons dans un lieu vide, nous serons peut-être plus aptes à comprendre les choses. Au soleil, en terrasse, nous sommes davantage enclins à profiter de la beauté alentour. Nous sommes en permanence sous influence.

Présentés lors du Fuorisalone 2019, à Milan, les Earth Stations Interactors sont une série de bâtiments virtuels qui regroupent des activités aussi diverses que des studios de télévision (Moat Station) ou des pavillons d’exposition (Floating Souk Station). Ici, des bibliothèques (Crown Station).
Présentés lors du Fuorisalone 2019, à Milan, les Earth Stations Interactors sont une série de bâtiments virtuels qui regroupent des activités aussi diverses que des studios de télévision (Moat Station) ou des pavillons d’exposition (Floating Souk Station). Ici, des bibliothèques (Crown Station). @ Filippo Bolognese

IDEAT : Avez-vous déjà ressenti de façon pesante le poids de la renommée des maîtres italiens ?

Michele De Lucchi : Pour moi, ce sont des mentors. J’ai beaucoup été inspiré par Ettore Sottsass, le premier à m’engager. J’ai travaillé avec lui pendant plusieurs années, très séduit par sa philosophie. Ce serait mentir que d’oublier de le dire. Aujourd’hui, il est plus difficile pour les jeunes générations de trouver un guide d’une telle envergure.

IDEAT : Combien de collaborateurs compte votre studio AMDL Circle, à Milan ?

Michele De Lucchi : Nous sommes 40 autour de la conception des projets : organisation, design, technologies à mettre en œuvre ou demandes d’autorisations. Ce sont ensuite des partenaires réguliers qui vont assurer la partie construction. Diriger des chantiers demanderait beaucoup plus de monde, notamment des experts techniques. Si nous n’avons pas développé un énorme studio, cela ne nous empêche pas de mener une cinquantaine de projets de front. Là où les cabinets traditionnels ne peuvent en suivre au maximum qu’une quinzaine en même temps.

«J’ai beaucoup été inspiré par Ettore Sottsass, le premier à m’engager. J’ai travaillé avec lui pendant plusieurs années, très séduit par sa philosophie.»

IDEAT : En Italie, déplorez-vous, à l’instar de vos confrères français, l’excès de réglementations ?

Michele De Lucchi : [Rires] Oui. Si nous avons besoin d’un certain nombre de règles, elles occasionnent aussi beaucoup de contraintes. Pire, elles créent des standards – et pas toujours les meilleurs. Actuellement, en Italie, les projets d’architecture sont plus compliqués, surtout en ville, et de surcroît, quand il s’agit de rénover un bâtiment très ancien. Certaines interventions sont fonctionnelles, d’autres préservent avant tout la partie historique. Ces programmes complexes, qui mêlent contemporain et réhabilitation, représentent environ 60 à 70 % des projets. Notre rôle est de trouver des solutions acceptables pour redonner vie à ces édifices.

IDEAT : Les pavillons de l’Exposition universelle d’Osaka 2025 ou celui situé sur la place du Vatican sont-ils des projets très restrictifs d’un point de vue réglementaire ?

Michele De Lucchi : Oui, et c’est d’ailleurs très intéressant parce qu’il s’agit d’architecture temporaire. Au Vatican, le pavillon reste en place mais il peut être démonté rapidement, en deux ou trois jours.

IDEAT : Quid du design aujourd’hui en Italie ?

Michele De Lucchi : Il peut être commercial, très axé sur le marketing, ou produit par des enseignes de mode, dans le but de séduire à tout prix des nouveaux marchés. Je vois plutôt cela comme un frein, qui ne stimule pas l’innovation. Pour moi, le design n’a d’intérêt que s’il est innovant, c’est-à-dire vraiment nouveau, sans chercher le succès absolument.

La lampe Tolomeo, de Michele de Lucchi et Giancarlo Fassina (Artemide) – distinguée par le Compasso d’Oro, en 1987 –, est la plus vendue au monde.
La lampe Tolomeo, de Michele de Lucchi et Giancarlo Fassina (Artemide) – distinguée par le Compasso d’Oro, en 1987 –, est la plus vendue au monde.

IDEAT : Les éditeurs de design prennent-ils encore des risques ?

Michele De Lucchi : D’un côté, ils ont tous besoin de promouvoir certains produits pour des raisons de rentabilité et, de l’autre, de nouvelles créations pour se développer. En général, seuls 10 % de leurs catalogues ont du succès, et c’est normal. Il n’existe pas de maisons d’édition dont chaque produit remporte tous les suffrages. À moins d’être un éditeur sans personnalité.

IDEAT : Êtes-vous optimiste ?

Michele De Lucchi : J’ai besoin de l’être. Je ne comprends pas les architectes qui ont une vision du monde sans espoir.


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