Plongée dans l’univers d’Ingo Maurer, poète de la lumière

L'entreprise fondée par Ingo Maurer, designer allemand mort en 2019, continue son exploration d'une lumière bourrée de poésie et d'humour.

Entre créations saugrenues et technologies avant-gardistes, l’entreprise de luminaires fondée par Ingo Maurer (1932-2019) étonne son monde depuis 1966. Découverte, le temps d’une visite au showroom de Munich, d’une griffe qui continue de repousser les frontières de l’imaginaire en lumière.


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Rendez-vous en terre inconnue

Ce soir, rendez-vous est pris au showroom Ingo Maurer, label spécialisé dans les luminaires, situé au cœur du quartier de Kaiserstrasse, à Munich. La table qui n’en finit pas est joliment dressée : les employés de la marque ont troqué crayons et outils contre poêles et couteaux histoire de régaler les deux douzaines d’invités d’un menu succulent en huit temps – difficile de croire que ces experts ont raccroché leur tablier une fois les plats débarrassés.

Les rétines sont rapidement titillées par un détail de taille : les chandelles qui surplombent l’ensemble semblent flotter dans les airs, transportant immédiatement les convives dans un autre univers – au hasard, au milieu de la Grande Salle de Hogwarts, le pensionnat pour sorciers imaginé par J.K. Rowling (saga Harry Potter, 1997-2007).

Immersion à Hogwarts grâce aux bougies Fly Candle Fly! (Georg Baldele pour Ingo Maurer 1996)
Immersion à Hogwarts grâce aux bougies Fly Candle Fly! (Georg Baldele pour Ingo Maurer 1996)

Axel Schmid, directeur artistique de la griffe, s’amuse de voir toutes ces têtes sidérées. Car non, les bougies Fly Candle Fly! (Georg Baldele, 1996) ne lévitent pas : elles sont suspendues à un fil de pêche presque invisible, leur donnant cette aura quasi magique. Poétique, bourrée d’humour et repoussant les limites de technologies avant-gardistes : voilà comment l’on pourrait décrire la griffe.

Passées les portes du lieu à la façade jaune paille, l’œil ne sait où se poser, tant les modèles farfelus et joyeux attirent les intéressés comme des aimants. D’un côté, un faux plat de spaghettis-bolo joue les équilibristes sur une tour de couverts argentés (Veramente al Dente, imaginé par Ingo Maurer et son équipe entre 2010 et 2013). De l’autre, des sortes de Mikado géants et colorés forment une suspension des plus ludiques (Pic-a-Stic, Andreas Walther, 2022).

Le showroom Ingo Maurer, à Munich. (c) Daniel Delang
Le showroom Ingo Maurer, à Munich. (c) Daniel Delang

Plus loin, des nuées d’ampoules ailées nous propulsent dans un monde onirique (Lucellino, Ingo Maurer, 1992) quand d’autres aux airs de Mickey nous emmènent au royaume de Disney. “Nous pensions dessiner un bonnet et deux oreilles, nous n’avions pas vu la ressemblance avec la célèbre souris, se défend Axel. Lorsqu’ils nous ont appelés, réclamant des droits pour l’utilisation de leur personnage, nous leur avons confectionné, en guise de paiement et d’excuses, une lampe Mickey sur mesure.” Au sous-sol, le modèle réduit de la station de métro Marienplatz – dont l’éclairage de l’entresol au plafond rouge, rénové en 2015, est signé Ingo Maurer -, aux mini carreaux et aux micros plans des stations, fascine.

La lampe Porca Miseria! imaginée par Ingo Maurer en 1994 simule une explosion de plats et d’assiettes.
La lampe Porca Miseria! imaginée par Ingo Maurer en 1994 simule une explosion de plats et d’assiettes.

Et puis, le clou du spectacle : la lampe Porca Miseria! (Ingo Maurer, 1994), dont le nom fait référence à un juron italien, simule une explosion de fourchettes, couteaux et assiettes, simplement spectaculaire. “On achète un certain type de porcelaine que l’on brise ensuite au marteau afin d’en contrôler la casse, explique Julian Auch, designer en train de se familiarise avec le procédé. Il faut du temps pour comprendre le processus et anticiper comment les assiettes se cassent.” Les morceaux sont ensuite poncés puis assemblés à la manière d’un puzzle géant en 3D, collés sur une tige métallique. En visitant l’usine, en banlieue de la ville, où sont fabriqués tous les luminaires Ingo Maurer, interdiction formelle de filmer dans la “Porca Alley” où est fabriqué l’incroyable modèle. “Beaucoup tentent de nous copier, confie Axel Schmid. Et nous ne voudrions pas leur faciliter la tâche. »

La station de métro Westfriedhof, à Munich, mise en service le 24 mai 1998 et dont l’éclairage est signé Ingo Maurer.
La station de métro Westfriedhof, à Munich, mise en service le 24 mai 1998 et dont l’éclairage est signé Ingo Maurer.

Virages et marches arrières sont nécessaires à la conception des luminaires Ingo Maurer

En plus du showroom, le bâtiment de Kaiserstrasse accueille le “Designerei”, le nerf de la guerre où se produit la magie. Ici, les designers imaginent de nouveaux modèles, dont ils suivent, la plupart du temps, le développement de A à Z. “L’open space est tout de même important : il facilite la communication, continue Axel Schmid. Car lorsque l’on est bloqué sur un projet, il est crucial d’inviter nos collègues à nous aider.” Les prototypes sont réalisés ici, plus bas, dans l’ancienne écurie transformée en atelier. Beaucoup d’expérimentations, de tâtonnements sont nécessaires à l’aboutissement d’un produit. “Nous partons toujours d’une idée, que ce soit une nouvelle technologie, un nouveau matériau ou encore une demande d’un client Puis nous fabriquons des maquettes : il est impossible de se rendre compte de la lumière sur un écran d’ordinateur. Notre procédé de conception n’est pas une ligne droite : au contraire, il est fait de virages et de retours en arrière, ce qui aboutit toujours à quelque chose de totalement inattendu.

Dans le “Designerei”, là où les designers donnent vie à leurs idées lumineuses. (c) Daniel Delang
Dans le “Designerei”, là où les designers donnent vie à leurs idées lumineuses. (c) Daniel Delang

Ingo Maurer, après des études d’arts graphiques et un passage par New York et la Californie, lance en 1966 la société Design M, sortant la même année la lampe Bulb, qui rentre rapidement dans les collections du Museum of Modern Arts (MoMA) de Manhattan. “Il était très charismatique, solaire, enthousiaste à propos de tout ce qui touchait à la lumière, se souvient Axel Schmid. Lorsque j’ai commencé, il avait déjà 67 ans. Il aurait pu prendre sa retraite en 1988, suivre les choses d’un œil lointain et pourtant il continuait à travailler, toujours tendu, rongé par le stress, passant son temps à se remettre en question.

La lampe Bulb, lancée par Ingo Maurer en 1966.
La lampe Bulb, lancée par Ingo Maurer en 1966.

L’entreprise d’une soixantaine d’employés, rachetée par Foscarini en 2022, a été très touchée à la mort de son fondateur, en 2019. “Beaucoup nous ont demandé comment nous allions faire – tous pensaient qu’il était la seule machine à idées de la société ! s’exclame le directeur artistique. Mais ce n’était pas le cas. Il a monté cette entreprise, formé ses collaborateurs à suivre une certaine façon de travailler. Il nous a suffi de continuer dans cette voie, même si Ingo Maurer, qui était ancré dans le moment présent, n’a pas nécessairement imaginé ce qu’allait devenir la marque sans lui.” Quant au géant transalpin, il interfère peu dans ces affaires d’outre Rhin. « Sauf en ce qui concerne les budgets, qu’il faut maintenant définir et respecter, s’amuse Axel Schmid. C’est drôle que des italiens demandent à des allemands d’être plus carrés. » Une recette qui fait ses preuves : entre l’installation monumentale imaginée pour le Salon du meuble de Milan l’an dernier et ses récentes explorations lumineuses, dont l’applique décorative Moodmoon en papier japonais (Sebastian Hepting, 2021), impossible de douter de cette réussite. Affaire à suivre.


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