Cliquetis des pinces coupantes et coups de marteau résonnent dans l’atelier parisien du jeune Paco Rabanne. Le créateur espagnol de 32 ans, encore inconnu, s’apprête à présenter dans le classicisme des salons de l’hôtel George V, à Paris, ses « Douze robes importables en matériaux contemporains », mobiles et rutilantes, faites de plaques d’aluminium ou de Rhodoïd rivetées. Du jamais-vu sur un podium.
En 1966, la série choque, faisant l’effet d’un pavé jeté dans la mare. Sa collection « Manifeste », telle qu’il la baptise, prône un affranchissement des codes et un nouveau rapport à la mode. Un monde sans fil ni aiguille, où la machine à coudre, « un instrument bon pour les musées », estime-t-il, est reléguée au rang de vestige, reliquat d’une époque révolue.
L’ancien étudiant en architecture passé par les Beaux-Arts investit la haute couture en « technicien » qui pense les formes et les volumes à partir des matériaux de son temps, lui inspirant ses créations.
Exit les tissus traditionnels, Paco Rabanne explore les possibilités que lui offrent les nouvelles matières, souvent issues du monde industriel, qu’il anoblit : le métal et le plastique, qu’il travaille d’abord en tant qu’accessoiriste pour de grandes maisons de couture (Dior, Balenciaga ou Givenchy), mais aussi le caoutchouc, la fibre optique ou encore le ciment.
Des symboles de la modernité que le designer de mode veut insuffler au vêtement : « Il est ridicule de continuer à habiller les femmes de tissu, comme au XIXe siècle. (…) Dans tous les arts, partout, vous voyez le métal prendre une place… Pourquoi pas en mode ? » considère-t-il, faisant évoluer ses créations au fil des innovations technologiques.
À l’architecture, il empruntera aussi le principe du module, qui lui permettra de transformer des matériaux rigides en matière souple et flexible.
Tandis que Courrèges invente à la même époque la « Couture future » (du nom de sa collection), Rabanne pense le vêtement comme une structure – héritage de sa formation, mais aussi de son passage chez Balenciaga, le plus architectural des couturiers de l’époque, chez qui sa mère fut première main – que le corps habite et sublime, faisant scintiller le métal au gré des mouvements.
Robes en kit
Expérimental et transdisciplinaire, il lance sa ligne de parfums en 1969 avec sa fragrance « Calandre », puis une collection de meubles ; son style divise ses contemporains. Salvador Dalí soulignera son génie, tandis que le monde de la scène s’éprend de ses robes-armures, qui accompagnent l’émancipation des femmes.
Il habille Brigitte Bardot et Françoise Hardy et conçoit les costumes de Jeanne Fonda dans Barbarella (de Roger Vadim, 1968), mais le métier ne le reconnaîtra que bien plus tard : moqué par Coco Chanel, qui le qualifiera de « métallurgiste », il lui faudra attendre 1990 pour se voir décerner le prestigieux Dé d’or qui récompense sa collection de haute couture.
Lui continue de multiplier les provocations, conçoit des robes jetables en papier ou à fabriquer soi-même, en kit, et dompte des matériaux mis au point par la NASA pour l’espace, dans « l’esprit des dadaïstes, dira-t-il, pour faire comprendre aux gens que la mode peut être autre chose qu’une convention, autre chose que la tradition », visant le conservatisme de ses pairs, « qui n’ont pas le courage de regarder le temps présent ; ce sont des cadavres (…) qui n’ont rien à faire avec l’époque contemporaine ».
Même s’il abandonne la mode à la veille de l’an 2000, après avoir investi l’univers du prêt-à-porter, Paco Rabanne a ouvert la voie aux expérimentations et inspiré toute une génération de créateurs : Issey Miyake, qui le découvre tout juste arrivé à Paris, lui emboîte le pas dans son exploration de matériaux innovants comme le polyester que ce dernier plisse, le faisant réagir aux mouvements du corps.
D’autres poursuivent son travail en repoussant les limites de la mode, comme Iris Van Herpen, qui croise architecture, science et design. L’esprit iconoclaste de Paco Rabanne continue, dans la création contemporaine, de susciter de multiples échos.
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