Karl Lagerfeld a longtemps cultivé l’image immuable d’un homme en noir et blanc, catogan poudré, chemise à col haut amidoné, costume charbon et lunettes noires par tous les temps. À l’inverse, derrière le rideau, le couturier a collectionné les intérieurs, changeant régulièrement de décor au point d’organiser trois ventes d’exception: du mobilier et des objets Art déco en 1975, des pièces Memphis en 1991 et un intérieur XVIIIe en 2000. C’est à la deuxième période que l’artiste Francesco Vezzoli rend aujourd’hui hommage, à la galerie Almine Rech, à Monaco.
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Union surréaliste
Retour en arrière. Mai 1981, Karl Lagerfeld s’installe à Monaco. Il jette son dévolu sur deux appartements communicants, au 21e étage de la tour Roccabella, fraîchement dessinée par Gio Ponti. Dans le premier, décoré dans le style Sécession viennoise, il installe son amant Jacques de Bascher. Pour le second, il souhaite concevoir un cocon aux antipodes de son pied-à-terre parisien, l’hôtel particulier Pozzo di Borgo, rempli de mobilier XVIIIe siècle.

À la même période, Ettore Sottsass fonde le groupe Memphis autour de designers industriels et d’architectes. Il cherche une alternative aux codes du Bauhaus dans une célébration de la couleur. Les formes s’échappent de la fonction, comme une ode au superflu. Lagerfeld découvre leur travail lors d’un séjour à Milan et achète l’intégralité de la première édition, qu’il fait aussitôt envoyer dans son appartement monégasque. 10 ans plus tard, en octobre 1991, il vend tout chez Sotheby’s.
Telle une collection de mode terminée, la page est tournée. Revenir sur le passé est ce que propose Francesco Vezzoli. Comme Lagerfeld, l’artiste italien est un visionnaire fasciné par la culture contemporaine. Le premier a créé les tendances d’une époque, le second les décortique. Adepte du couturier autant que de la liberté créatrice portée par le mouvement Memphis, Francesco Vezzoli tourne son regard vers deux monstres sacrés pour commenter la fabrique de l’histoire.

À la galerie d’art contemporain Almine Rech, de Monaco, à quelques kilomètres de Roccabella, il reconstitue la résidence de Karl Lagerfeld quasiment à l’identique, en collaboration avec Memphis Milano. Dans le salon recomposé, on retrouve l’étagère Carlton multicolore d’Ettore Sottsass, la lampe de table Super de Martine Bedin, la table Pierre aux pieds cubiques rehaussés de couleurs primaires de George Sowden, ainsi que le canapé ring de boxe Tawaraya de Masanori Umeda.
La folie colorée s’immisce dans les salles adjacentes avec le canapé Dublin de Marco Zanini et la coiffeuse Plaza de Michael Graves. La saucière Labrador d’Andrea Branzi complète ce look « palais pour enfant », comme l’avait alors appelé Andrée Putman. La designeuse, qui était présente pour l’installation de l’appartement de Roccabella, y avait aussi posé quelques pièces de mobilier outdoor sur la terrasse, comme un tapis d’Eileen Gray et des chaises signées Sacha Ketoff, l’ensemble édité par Ecart International.
La question de l’identité
Au-delà de la portée historique de la reconstitution, l’exploration des années Memphis est un moyen pour Francesco Vezzoli de poser la question de l’identité. Lorsque Lagerfeld prend la tête de Chanel en 1983, il remet au goût du jour l’esthétique sobre et chic des années 1920… jusqu’à devenir l’image parfaite de la maison, qu’il représente. Difficile d’imaginer que le couturier vit alors en immersion totale dans les motifs géométriques et les vibrations colorées.

Le propos artistique de Francesco Vezzoli se cache dans cet interstice et lève le voile sur des images plus mouvantes qu’il n’y paraît. « L’exposition célèbre cette union utopique et surréaliste – un mariage unique et exaltant de design radical, mêlé d’une vision sans compromis. Elle rend hommage à une imagination qui a non seulement transformé un espace, mais aussi repoussé les frontières mêmes de l’art, de la mode et de la déco intérieure », explique l’artiste.
Celui-ci présente aussi six portraits brodés de symboles, inspirés par des photographies des années 1980 de Lagerfeld, qui évoquent le processus de starification et le culte de la personnalité. Francesco Vezzoli instaure ainsi un dialogue entre les différentes facettes de l’homme devenu icône. Et pose la question: laquelle est la vraie ?
> « Francesco Vezzoli ». À la galerie Almine Rech, 20, avenue de la Costa, 98000 Monaco. Jusqu’au 24 mai. Alminerech.com
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