« Un jour, tous les grands magasins deviendront des musées et tous les musées deviendront des grands magasins. » Cette phrase prophétique d’Andy Warhol, prononcée en 1975, résonne avec force dans la dernière section de l’exposition « La Saga des grands magasins, de 1850 à nos jours », jusqu’au 6 avril 2025 à la Cité de l’architecture et du patrimoine. En retraçant cette épopée architecturale et commerciale, l’institution met en lumière comment ces édifices emblématiques ont su évoluer pour répondre aux aspirations successives des époques qu’ils ont traversées. Des façades richement ornées du XIXᵉ siècle à l’avènement du marketing expérientiel qui fait rage aujourd’hui, ils n’ont cessé de se réinventer pour refléter les rêves de modernité. En quête de nouvelles identités, ils incarnent un art de vivre et un modèle en perpétuelle mutation, où se mêlent commerce, culture et patrimoine.
À lire aussi : Hem redonne vie à l’Experiment Chair, icône postmoderne
Quand l’architecture devient spectacle
Ce sont des héros de romans, des sujets de peinture, des décors de cinéma. Ils ont été pensés pour émerveiller et séduire les clients grâce à leurs coupoles vertigineuses, à leurs grandes vitrines et à leurs décorums où chaque détail crée une expérience unique. Selon Elvira Feraut, l’une des quatre commissaires de l’exposition, « ce sont des bâtiments réclames qui doivent absolument attirer l’œil et le chaland ». Si leur origine est discutée – était-ce à Paris avec le Bon marché ou à Londres avec Harrod’s – ils apparaissent de manière concomitante au XIXe siècle et vont s’influencer les uns les autres.
Louis-Charles Boileau (1837 – 1914), architecte du Bon Marché, pose les bases de ce modèle visionnaire avec le manuscrit Projet d’un magasin idéal (1888) dans lequel il décrit une architecture sans murs porteurs où les structures métalliques permettent la mise en place d’espaces ouverts. C’est la naissance d’une nouvelle forme de théâtralité : on ne vient plus seulement pour acheter, mais pour voir et être vu. Au fil des décennies, les architectes et designers de ces édifices vont plus loin que la simple fonctionnalité commerciale. Les vitrines se font tableaux vivants, les halls sont magnifiés par d’immenses verrières et les escaliers deviennent sculpturaux (celui d’Andrée Putman installé en 1990 au Bon Marché reste gravé sur les rétines).
Dès le début du XXᵉ siècle, les grands magasins parisiens innovent en intégrant les arts décoratifs dans leur modèle et deviennent les premiers à démocratiser le design. Le Printemps ouvre la voie en 1912 avec son atelier Primavera, véritable laboratoire où designers et artisans conçoivent des objets et du mobilier accessibles. Les autres enseignes suivent : les Galeries Lafayette lancent La Maîtrise en 1922 et Le Bon Marché crée Pomone en 1923. Ces studios s’imposent comme de véritables laboratoires de style qui vulgarisent le goût pour « le beau » auprès du grand public. Des générations de créateurs y trouvent l’opportunité de réinventer le mobilier et les objets du quotidien, de les rendre à la fois fonctionnels et élégants, posant ainsi les bases d’une esthétique moderne.
Reconquête patrimoniale et innovation
Après une période de rationalisation, de 1930 à 1980, inspirée par les modèles marchands nord-américains où l’efficacité et la rentabilité priment au détriment de la flamboyance architecturale – les espaces se cloisonnent, les halls avec verrière sont fermés, l’éclairage artificiel se généralise et les escalators font leur entrée – vient l’heure de la reconquête. Les grands magasins vont jouer un rôle central dans l’urbanisme contemporain, oscillant entre la restauration patrimoniale, qui devient une valeur commerciale, et l’innovation architecturale.
Les bâtiments historiques retrouvent leurs éclats grâce à des campagnes de rénovation quand d’autres sortent tout simplement de terre comme les Galeries Lafayette de Jean Nouvel à Berlin en 1996, le Selfridges de Birmingham, signé Future Systems, en 2003, qui établit un dialogue visuel avec la ville grâce à sa façade recouverte de 15 000 disques métalliques, ou encore plus récemment le bâtiment météorite du Galleria en Corée du Sud imaginé par l’agence OMA de Rem Koolhaas. À Paris, la renaissance de la Samaritaine, après un chantier hors norme dirigé par Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa, incarne ce désir de réinventer l’histoire sans la dénaturer grâce à une façade en verre ondulé, une prouesse technique, qui dialogue avec l’Art Nouveau d’origine.
Les grands magasins, à bout de souffle ?
« C’est un modèle résilient, qui a traversé les crises et ne cesse de se réinventer. Désormais, les grands magasins cherchent à offrir bien plus que des produits. Le client ne vient plus seulement pour acheter, il veut vivre une expérience », souligne Elvira Férault. Aujourd’hui, en plus de pouvoir dénicher la perle rare, il déjeune sur les toits-terrasses avec vue panoramique, se laisse aller à un massage du visage, se relaxe le temps d’une pause café, s’adonne à ses cours de sport préférés…
Les codes d’antan sont revalorisés à travers une approche curatoriale et immersive pour renouer avec le plaisir du shopping. On observe un véritable retours aux sources, et de Milan (Rinascente) à Chengdu (SKP), ils demeurent des fleurons de l’art de vivre. Et même si les Galeries Lafayette ferment à Berlin, d’autres prennent racine à New York ou en Inde, prouvant que ce modèle, loin d’être obsolète, continue de s’exporter et de faire des émules.
> « La Saga des grands magasins, de 1850 à nos jours », jusqu’au 6 avril à la Cité de l’architecture et du patrimoine.
À lire aussi : Jean Nouvel signe le nouveau musée de la Fondation Cartier