Au Conservatorium, vous zappez la traditionnelle bibliothèque de lounge d’hôtel…
Elle est en général remplie de livres que personne ne lit. Beaucoup d’éditeurs produisent ce qu’ils appellent des « coffee table books ». (Silence.) Vous imaginez une idée plus grossière ? Des gens achètent des livres seulement pour ce que leur couverture suggère, se plantent devant et, « Wow ! », se sentent tellement intelligents. Ces ouvrages à feuilleter deviennent un élément de décoration ou de statut social.
Dans vos projets d’architecture intérieure, les escaliers rappellent la Renaissance…
C’est vrai. Nous travaillons sans faire abstraction du passé. Le respect du passé ne procède pas d’une formule creuse, il ne s’agit pas de copier ou de seulement s’inspirer. On ne peut pas être moderne sans références antérieures. C’est quand vous savez ce qui a été fait avant vous qu’il est possible de créer quelque chose de différent. Si vous l’ignorez, vous aurez facilement l’impression que tout ce que vous faites est nouveau. Des œuvres de rupture existaient déjà. Mais autant le mouvement dada, par exemple, est respecté, autant la création contemporaine est vite critiquée. Aujourd’hui, quantité d’expressions créatives sont effrayantes. Je lisais un article sur un jeune couple italo-suédois, devenu l’un des plus riches parmi les moins de 30 ans en créant une plateforme digitale. La jeune femme y poste des vidéos intégrant des jouets et les diffuse sur YouTube, tandis que son compagnon teste des jeux vidéo. Je ne sais pas si intégrer leur communauté est payant ou non. Toujours est-il qu’à deux, ils gagnent une douzaine de millions d’euros par an.
Le succès d’une entreprise, fût-elle sotte, ne suggère-t-il pas une bonne idée de départ ?
L’idée est peut-être brillante pour les profits qu’elle génère, mais ces projets sont tellement horribles. Vous imaginez le niveau d’ignorance requis pour apprécier ça ? C’est pourquoi, parfois, je déteste ces blogs où les gens s’expriment sur des sujets superficiels, mais avec beaucoup d’arrogance.
Quand vous avez créé votre studio en 1986, avec Nicoletta Canesi, de quoi rêviez-vous ?
Nous étions de jeunes étudiants à qui les professeurs du l’École polytechnique de Milan apprenaient à être humanistes. L’approche suivie reposait sur la curiosité et la multidisciplinarité. Quand nous avons commencé à travailler, nous n’avions aucun client et pas un maravédis. Nous nous sommes dit que, dans la mesure du possible, nous veillerions à bien choisir nos projets et nos clients, tout en prenant des risques. Nous ne nous sommes jamais engagés avec quelqu’un pour l’unique raison qu’il nous offrait des ponts d’or. L’idée était de n’accepter que des plans nous projetant dans le futur. Nous continuons de ne choisir qu’en pensant aux projets.
Cette exigence de qualité, c’est votre oxygène ?
J’étais déjà comme ça dès le début. Je le redis : je n’ai jamais accepté de projet que je n’ai pas trouvé innovant ou de qualité, de la conception à la réalisation. Jamais, au grand jamais !
Avez-vous déjà été dépossédé d’un projet ?
Non, non, jamais.
Plus de pression pour l’architecte que pour le designer ?
Oui. En même temps, un bâtiment peut être une merveille pour nous et une horreur pour tous les autres. Quand je dessine un bâtiment, je veille à ce qu’il ne soit pas étranger à toute référence. Question de responsabilité. Quand je fais du design industriel, ma responsabilité vient de ce que je ne suis pas tout seul. Je ne dessine pas pour moi mais pour les gens, pour l’éditeur et son équipe. Si je dessine mal, je deviens dangereux pour l’entreprise. A priori, cela entraîne moins de conséquences que si je rate un bâtiment. Dans ce cas-là, tout l’environnement autour en serait affecté…
Qu’aimez-vous dans votre métier ?
J’aime être architecte. J’aime être designer. J’aime être designer graphique. Passer d’un domaine à l’autre multiplie les approches. Ce jeu me plaît. Comme de dessiner quelque chose d’aussi éphémère qu’un carton d’invitation, concevoir un livre, un catalogue, une photographie, flirter avec le cinéma ou la musique. Et je reviens ensuite au design ou à l’architecture. J’ai été formé à changer d’échelle. « Dessinez aussi bien une cuillère qu’une ville ! » nous disait-on. J’aime cette idée. C’est une approche très italienne. Je n’ai jamais accepté son pendant anglo-saxon qui invite à être très spécialisé. Il m’importe de tout faire et de tout voir dans un projet.