À 49 ans, la réputation d’Erwan Bouroullec n’est plus à faire. Avec Ronan, son frère, ils ont dessiné, très tôt dans leur carrière, certains des best-sellers de ces dernières années (séparation d’espaces Algues pour Vitra, suspension Aim pour Flos). Dès 1997, le duo est remarqué par le directeur artistique Giulio Cappellini, fondateur de Cappellini. Au début des années 2000, les designers rencontrent Rolf Fehlbaum, président historique de Vitra.
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Un fauteuil pour deux
À lire la biographie des Bouroullec, les grands éditeurs marquent dès le début de leur carrière un rôle prépondérant. « En les rencontrant très jeune, j’ai eu la chance de pouvoir les écouter, d’apprendre à comprendre leurs environnements et les histoires humaines qui en découlent. Je pourrais parler des heures de Piero Gandini, sourit Erwan Bouroullec. Michel Roset, par exemple, est avant tout un meneur d’hommes. »

Le président du groupe Roset (Ligne Roset et Cinna), aujourd’hui âgé de 76 ans, a marqué toute une génération de designers avec sa double casquette d’éditeur et de fabricant. « Mon père et mon oncle ont opéré un tournant dès le début des années 1980 en faisant appel à des designers extérieurs. Auparavant, ils étaient intégrés au sein de l’entreprise, raconte Olivier Roset, codirecteur général de Ligne Roset. Pour innover et élargir notre spectre, nous avons choisi de travailler avec des personnalités connectées à leur époque. C’est ce couple fabricant-éditeur et designer qui crée un produit. »
Chacun a ensuite sa recette. Certains comme le groupe Roset sont éditeurs et fabricants. Ils disposent donc de leur usine et de leur bureau d’études. Les éditeurs, quant à eux, collaborent avec des sous-traitants qui travaillent pour eux. « Lorsque les frères Bouroullec arrivent avec l’idée du canapé Ploum, ils veulent révolutionner le Chesterfield des grands-mères anglaises. Ils imaginent un canapé entièrement tapissé, aussi beau de face que de dos, et dont les pieds seraient cachés, poursuit Olivier Roset. Ensuite, s’engage un ping-pong avec le bureau d’études qui maîtrise nos corps de métiers, de la couture à la tapisserie en passant par la menuiserie et l’ébénisterie. »

Chez l’éditeur Moustache, créé en 2009 par Stéphane Arriubergé et Massimiliano Iorio, on défend la contemporanéité des objets qu’on produit : « Un bon éditeur a une idée précise à défendre et une vision de ce que son mobilier peut apporter à la vie des gens », répond Stéphane Arriubergé.
Ce dernier prône une « ligne éditoriale cohérente » dans les créations estampillées de la maison, en trouvant un point d’accroche entre les réalisations des designers du studio Big-Game et ceux de l’Atelier Baptiste&Jaïna. Les créateurs apportent un concept, les éditeurs ont l’œil sur la technique. « Lorsque Jean-Baptiste Fastrez dessine la chaise Gelato, on lui apporte un tricotage 3D pour la housse, ce qui modifie la silhouette du produit final. En échangeant, les projets finissent par prendre l’ADN de la marque. »
Design en dialogue
Erwan Bouroullec, lui, ne se souvient pas avoir dû se plier à un style : « Je n’ai jamais eu de discussion là-dessus, nous en avons sur la typologie, sur la complexité de production… Les formes et les couleurs se dessinent au fur et à mesure que les questions aux problèmes se résolvent. Le résultat arrive progressivement. »

Autre impératif : le coût de la production. Amélie du Passage, qui a créé la maison d’édition Petite Friture en 2009, soutient que « le dialogue naît des contraintes. On pose des questions, on n’impose rien au designer, on pousse pour avoir le meilleur du créatif sans dénaturer son dessin et on négocie auprès de nos sous-traitants. Un bon éditeur doit être parfaitement transparent pour que tout le monde se sente en confiance ».
Il arrive qu’un projet ne fonctionne pas sur le marché. Olivier Roset se souvient d’une collaboration avec Jean Nouvel et le bureau d’études de BMW en 1988 autour d’un canapé baptisé Profils : « inspiré par la ligne fluide des ailes d’avion », fabriqué en mousse de polyuréthane sur une structure en acier laqué. « On n’en a jamais vendu. On a eu tous les prix de design du monde parce que c’était un objet hallucinant, magnifique, mais c’était trop en avance, trop cher, pas assez domestique. Un produit qui fonctionne, c’est la rencontre d’un marché, d’un prix, d’un état des techniques et d’un air du temps… »
Le mois dernier, au Salon de Milan, l’éditeur Roche Bobois présentait sa nouvelle collection avec un homme plus habitué des plateaux de cinéma que des ateliers de tapisserie, le réalisateur espagnol Pedro Almodóvar. Il avait également invité son amie Rossy de Palma à signer quelques pièces.

Sur ce projet, le travail de l’éditeur a pris une tout autre envergure : « L’actrice avait dessiné une coiffeuse très originale, avec un miroir en forme d’œil. Elle a imaginé une commode avec un tas de tiroirs en laqué noir. Quand je chiffrais la pièce, j’étais hors marché : plutôt que d’en vendre cent, nous en aurions vendu deux ! J’ai choisi d’épurer en remplaçant les trois tiroirs par une porte de placard. L’idée est d’adapter le dessin pour qu’il trouve son public », raconte Gregory Dias, directeur des tendances chez Roche Bobois.
Même constance chez les jeunes éditeurs de 13 Desserts, où Clément Rougelot se charge d’identifier les éléments coûteux à développer. « Il ne faut pas frustrer le créatif, ironise ce designer de formation. Il faut faire l’effort de développer une 3D et de discuter avec tous les sous-traitants. Après ces étapes, on décide de la faisabilité du projet. » Pour la nouvelle applique MF-001 signée Cheval 23, il a dû faire des concessions. « On a simplifié le travail graphique, trouvé des compromis qui satisfassent tout le monde, c’était un vrai challenge, mais on l’a fait. »

Clément Rougelot adore la technique, découvrir le savoir-faire d’une manufacture et imaginer comment simplifier un processus. Chez Petite Friture, chaque projet démarre par une table ronde entre Amélie du Passage et ceux qui vont fabriquer les objets : « Il faut être à l’écoute afin de déceler rapidement les gestes qui peuvent être simplifiés et avoir un impact majeur sur la production. Les techniques évoluent constamment. »
Mais ce qui l’anime par-dessus tout, c’est « le dialogue avec les designers », conclut-elle. « Ça part d’une rencontre », confirme Clément Rougelot. Chez Moustache, où l’on compte huit objets au catalogue de Jean-Baptiste Fastrez, Stéphane Arriubergé parle avec plaisir de leurs échanges : « Quand on est sur un projet, on s’écrit dix messages par jour. J’adore bosser avec lui ! »
De son côté, Erwan Bouroullec a le sentiment d’avoir livré « l’idéal » après quatre années de travail avec un éditeur : sa chaise Mynt pour Vitra. « J’ai tant parlé avec Rolf Fehlbaum. On se fait tellement confiance qu’en réalité… cette chaise est le résultat de mon apprentissage avec lui. »
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