Design : rencontre avec le trio du Studio Big-Game

Les designers Grégoire Jeanmonod, Elric Petit et Augustin Scott de Martinville s’expriment d’une seule voix au nom de Big-Game, leur studio fondé en 2004, à Lausanne.

Ne surtout pas les réduire à des enfants de l’ÉCAL, la fameuse école cantonale d’art et de design de la ville où ils se sont rencontrés, car le trio de Big-Game incarne plutôt, en 2021, l’âge adulte du design suisse, simple et sexy !

« Le design suisse est incarné par la police de caractères Helvetica, la plus utilisée au monde…Quand elle est arrivée, elle a changé notre manière de lire. »

En fait de design suisse, vous faites plutôt du design en Suisse, avec des passeports différents.
Oui, mais même si on peut dire que Grégoire est suisse, Elric, belge, et Augustin, français, nous avons tous les trois étudié le design industriel à l’ÉCAL (École cantonale d’art de Lausanne, NDLR). C’est là que nous nous sommes rencontrés. La Suisse, qui est un petit pays au centre de l’Europe, en tire cette vocation de point de rencontre. Nous sommes proches de l’Italie et de la France, bien connectés à l’Europe et au monde. Si nous avons commencé à travailler ensemble ici, c’est que nous enseignions parallèlement à l’ÉCAL, justement. 

Sentiez-vous alors dans l’air – en dehors de l’école – quelque chose de vibratoire en matière de design ?
Étudiants, ce n’était pas quelque chose dont nous étions très conscients. Nous l’avons découvert par la suite. De gros efforts ont été faits récemment pour mieux l’identifier, notamment au Museum für Gestaltung Zürich, qui a accompli un important travail pour répertorier des « œuvres » des designers suisses modernes. Ce n’est pas un design remarquable. Il est plutôt austère et fonctionnaliste. Et il faut exercer son regard pour l’apprécier. 

À l’ÉCAL, encourage-t-on les étudiants à expérimenter ?
Quand nous étions étudiants, c’était une période de croissance extraordinaire et nous avons eu la chance de pouvoir y enseigner très vite. C’était une école dirigée comme une entreprise. Nous avons été témoins de son ascension lorsqu’elle a « explosé » à Milan, mais aussi de sa manière de communiquer avec la presse. Nous avons d’ailleurs été parties prenantes de ce virage. C’était donc naturel de persévérer dans la même voie pour notre propre compte. Plus que nous pousser à expérimenter, l’école nous mettait vraiment le pied à l’étrier. Nous faisions des objets intelligents et savions les présenter, aidés des photographes et des graphistes de l’école.

Par quoi le design suisse peut-il être incarné ?
Par la police de caractères Helvetica, par exemple, probablement la plus utilisée au monde, qu’on voit partout et qu’on ne remarque même plus. En réalité, quand elle est arrivée, elle a changé notre manière de lire. 

La dernière collection de sofa « Easy » (2021) chez le jeune éditeur français Tiptoe. (à gauche) / Luminaires Blimp (2019) soufflés par la manufacture de cristal tchèque Bomma. (à droite)
La dernière collection de sofa « Easy » (2021) chez le jeune éditeur français Tiptoe. (à gauche) / Luminaires Blimp (2019) soufflés par la manufacture de cristal tchèque Bomma. (à droite) Frédéric Lucano / Julien Renault

La Suisse est-elle de ces pays où, comme au Japon, le design est si présent qu’on en parle à peine ?
Oui. L’Économe Rex, l’épluche-légumes suisse, incarne bien ce que vous dites. Nous l’utilisons tous sans rien connaître de son origine. Autre exemple, l’horloge des gares suisses, rééditée par la marque Mondaine. Quand celle de l’iPhone, d’Apple, a été conçue, c’est le modèle de la Mondaine qui a été repris. Ce design est tellement simple et intuitif ! C’est comme s’il avait toujours été là. De même pour le couteau suisse. Il est devenu un véritable petit ambassadeur de la Confédération. Mais aussi des stylos Caran d’Ache. Certains modèles dessinés dans les années 60, comme le 849, en aluminium, sont vraiment iconiques. Comme si ce stylo avait toujours été tel qu’il est et qu’il devait rester ainsi. Ils ont en commun d’être des objets très fonctionnels. 

Qu’avez-vous fait de votre confinement ?
D’un côté, la période a été prolifique, parce que l’on pouvait travailler en collaboration étroite avec nos éditeurs. Nous leur avons consacré davantage de temps. Et puis, au fil des ans, notre atelier, un très grand garage, s’est rempli de prototypes et d’exemplaires de projets. Le confinement a été l’occasion de tout remettre à plat. C’est d’une grande platitude de le dire maintenant, mais pour toutes les entreprises qui font du mobilier domestique avec lesquelles on travaille, cela a bien marché. Tout le monde, enfermé chez soi, s’est posé des questions et en a acheté. D’un autre côté, nous concevons aussi des accessoires pour les transports aériens et, dans ce domaine, la période a été moins favorable !

Saviez-vous, dès le début de Big-Game, en 2004, ce que vous vouliez ?
Oui. Dessiner des objets de la vie quotidienne, accessibles au plus grand nombre, pas très chers et simples d’utilisation. Le design industriel auquel cela correspond nous intéresse toujours, par ses techniques de production et sa logique de fabrication. On aime savoir pourquoi les objets sont comme ils sont. 

Qu’est-ce qui a le plus changé dans le monde du design ?
Les techniques de travail ont changé. Nous nous réunissons sur Zoom et imprimons tout en 3D. Cela a pas mal évolué depuis nos débuts, quand il fallait construire une maquette avec du bois et du carton, puis traverser l’Europe. Nous sommes, aujourd’hui, dans quelque chose de plus efficace grâce aux nouveaux outils de communication. 

Le fauteuil Extrabold (2021), chez Moustache, reprend le principe de la Bold, comme le tabouret et le banc de la même gamme avant lui. (à gauche) / Les nouvelles chaises et fauteuils Silent (2021) pour l’éditeur belge Valerie_objects. (à droite)
Le fauteuil Extrabold (2021), chez Moustache, reprend le principe de la Bold, comme le tabouret et le banc de la même gamme avant lui. (à gauche) / Les nouvelles chaises et fauteuils Silent (2021) pour l’éditeur belge Valerie_objects. (à droite) Julien Renault / DR

Les foires sont d’ampleur réduite aujourd’hui. Comment relancer la machine ?
C’est vrai que faire le tour de tout le salon de Milan, à Rho, en septembre dernier, en seulement deux heures et demie, avec une sélection précise des produits de chaque entreprise, c’était agréablement différent. Pour nous, il importera toujours de rencontrer les gens et de voir les objets en vrai. Après, faut-il que les foires soient aussi gigantesques ? C’est à réfléchir. Nous ne sommes pas pour tout changer systématiquement, car la dimension physique est importante dans ces métiers. Autre chose : avant, quand on venait avec une idée plus écologique, il était difficile de convaincre, parce que la réalité économique s’imposait. Maintenant, tout le monde se dit qu’on doit y aller. Plusieurs de nos projets sont de cette nature. Nous sommes, par exemple, en train de travailler sur des sièges qui n’utilisent aucune matière synthétique. Nous avons d’ailleurs toujours essayé de respecter l’environnement dans le choix et l’économie des matériaux. En 2021, le niveau d’exigence s’est accru.

« Entre artisanat et design industriel, l’impact sur le prix est notre bémol, mais nous avons un immense respect pour les deux disciplines. »

Quel est le produit dont on vous parle systématiquement ?
Quand un designer dessine une chaise, c’est une étape importante. Notre première chaise, c’était la Bold (éditée par Moustache, NDLR). C’est la plus reconnaissable parce qu’elle a un côté « déclaration d’intention » ; en retenant l’attention, elle est restée associée à l’image de Big-Game. C’est notre première pièce à être entrée dans les collections du MoMA, à New York. 

Est-ce plus difficile de concevoir une chaise qu’un canapé ?
La comparaison avec le canapé rend la question plus complexe. Nous sommes tous les trois d’accord pour dire que la chaise n’est pas un produit facile à dessiner. Elle combine des questions de résistance et de stabilité. Un tel siège doit être confortable, léger et avoir une identité. C’est donc un produit qui demande une concentration toute particulière.

Les médias n’ont jamais autant valorisé l’artisanat. Qu’en pensez-vous ?
Nous mettons clairement l’artisanat et le design industriel au même niveau. Nous avons certainement une tendance à aller vers l’outil industriel, car travailler sur de grandes séries permet de diminuer les coûts, donc les prix. Cela ne nous empêche pas d’avoir une grande admiration pour les potiers japonais d’Arita, avec qui nous avons travaillé. Nous faisons, nous aussi, de plus petites séries d’objets. L’impact sur le prix est déterminant et, pour nous, c’est le seul bémol. Mais nous avons un immense respect pour les deux disciplines. 

Système de rangement Block (2019) chez l’éditeur belge Cruso.
Système de rangement Block (2019) chez l’éditeur belge Cruso. Julien Renault

Y a-t-il beaucoup d’éditeurs de design en Suisse ?
Il y a des entreprises industrielles qui sollicitent des designers et avec qui nous travaillons beaucoup. Nous avons dessiné des tasses pour Nespresso, des stylos pour Caran d’Ache, mais aussi des chaises de bureau pour Giroflex. Il n’y a cependant pas autant d’entreprises qu’en France qui se qualifient d’éditeurs de design. En Suisse, on ne met pas forcément en avant les designers et leur signature. Nous avons dessiné pas mal de choses sans qu’on ait vraiment parlé de nous. Alors que, quand sort un produit Alessi, il y a notre photo sur l’emballage (rires). 

Travailler avec un éditeur italien : quelles spécificités ?
Le premier mail que nous avons reçu d’Alberto Alessi nous demandait de dessiner un objet « humble, anonyme, suisse ». C’était assumé. Nous avons trouvé cela très bien, parce que c’est un exercice qui nous correspond. Nous avons compris par la suite qu’il avait une excellente connaissance du design suisse. Il citait même certains objets qui nous étaient inconnus. En fait, c’est un expert, du design italien bien sûr, mais aussi du design suisse. En s’adressant à nous, il voulait, en réalité, faire émerger des valeurs qu’il chérit. Nous avons d’abord conçu la petite boîte Cargo Box, puis les couverts Amici. Et, plus récemment, Mattina, une boîte à pain. 

« En Suisse, on ne met pas forcément très en avant les designers et leur signature. »

Pour être tous italiens, ces éditeurs ne se distinguent pas moins les uns des autres. Qu’en est-il de Magis ?
Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’Alberto Alessi ou d’Eugenio Perazza, chez Magis, ce sont des gestions personnelles, avec le côté très familial d’un patriarche qui voit quelque chose et esquisse une direction. Eugenio Perazza avait également en tête ce côté suisse. Il nous demandait des lignes assez claires et simples. Lui aussi percevait en nous des choses qui nous cataloguaient un peu, mais qui nous allaient bien. Le brief qu’il nous avait donné décrivait une chaise qui puisse se régler en hauteur, pour les enfants. Il avait essayé d’en acheter une pour sa petite-fille et n’en trouvait pas. Le mobilier pour enfant est plein de contraintes ; il y a un cahier des charges assez précis à respecter. 

Quid de vos éditeurs français ?
Il y en a beaucoup, Opinel, Lafuma Mobilier, Tiptoe ou Moustache, chez qui la direction artistique très prononcée est liée à ses fondateurs, Stéphane Arriubergé et Massimiliano Iorio. Ce qui est magnifique, c’est d’arriver à imposer cela en réussissant à sortir des produits à un prix abordable. Nous avons aussi beaucoup appris avec Opinel et Lafuma, car il y a, chez eux, un véritable génie industriel. Ce sont des gens qui ont mis au point des techniques de production inédites et inimitables. Leurs pièces sont donc accessibles et parfaites. Chez Opinel, le couteau le plus connu est tellement optimisé, l’outil de production est tellement pointu, que si quelqu’un voulait le copier, il ne parviendrait pas à le produire moins cher. La même chose chez Lafuma Mobilier, qui fabrique quand même en France du mobilier de camping à des prix hyper-compétitifs ! On aime beaucoup ça.

Chaise ajustable pour enfants Little Big (2016) chez l’italien Magis.( à gauche) / Fauteuil de conférence Giroflex 161 dessiné par le studio Dozsa-Farkas en 1997 et repris par Big-Game en 2018, de l’ergonomie aux finitions. (à droite)
Chaise ajustable pour enfants Little Big (2016) chez l’italien Magis.( à gauche) / Fauteuil de conférence Giroflex 161 dessiné par le studio Dozsa-Farkas en 1997 et repris par Big-Game en 2018, de l’ergonomie aux finitions. (à droite) Julien Renault / Jonathan Mauloubier

Collaborer avec l’éditeur japonais Karimoku, est-ce plus différent encore ?
Notre collaboration avec Karimoku fait partie de nos plus anciennes expériences. Elle remonte à plus de dix ans. Karimoku est le plus grand fabricant de mobilier en bois du Japon et tout repose sur leur maîtrise de ce matériau. Leur volonté était de travailler avec des éléments de petite section. On a donc commencé à dessiner un tabouret. Puis, à partir de là, chaque année, nous avons ajouté une nouvelle pièce : chaise, table et fauteuil. Ce qui est agréable avec les Japonais, c’est qu’ils sont très respectueux et fidèles, et que la qualité de leur attention aux détails est extraordinaire. 

Faites-vous de l’architecture intérieure ?
De temps en temps. Nous sommes en train de travailler sur le plus petit musée de Suisse, dans le bureau de l’écrivain Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947). Il a beaucoup écrit sur les traditions helvétiques et la vie rurale. Ce musée est comme une petite capsule.

Comment percevez-vous le monde du design en ce moment ?
Nous pensons que les gens vont peut-être acheter un peu moins et mieux. C’est donc une période favorable pour concevoir du design, durable et qualitatif. Ce sont de bonnes années qui s’annoncent pour la discipline. Nous sommes aussi curieux de découvrir des nouveautés. Cela fait partie de notre métier. Cette période troublée par la crise sanitaire est un moment charnière. Chez Tiptoe – une marque jeune dont le dynamisme avec lequel ils abordent leur activité nous inspire –, ils n’ont pas peur de produire un canapé qu’ils vendront par correspondance. Ils ne se donnent pas de limites. C’est le signe d’une nouvelle génération qui ne craint pas de remettre les choses en question. C’est très rafraîchissant.

N’a-t-on jamais eu autant besoin de designers ?
Le design parle à beaucoup plus de monde qu’avant. Cela rejoint le fait, entre autres, que quantité de gens se sentent « entrepreneurs », avec pour ambition d’inventer des choses. Aussi le designer joue-t-il dès lors, à chaque fois, un rôle pour traduire une idée dans un objet concret. C’est donc un moment très intéressant pour nous, les professionnels. On est moins dans un processus sclérosé, où l’on ne travaille qu’avec des éditeurs… 

Sinon optimistes, êtes-vous confiants ?
On est toujours optimistes. Et on peut même l’être particulièrement en ce moment. 

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