Réinventer l’action publique
Outre la recherche de solutions innovantes et l’utilisation d’outils inédits pour arriver à leurs fins, les designers développent une autre tendance : ils ne se contentent plus d’apporter des réponses aux problématiques urbaines, ils sont également ceux qui posent les questions. « Depuis une quinzaine d’années, on les sollicite dans des projets, non plus seulement pour y participer, mais aussi en amont, dans la définition même du programme, pour formaliser la réflexion que les agences ou les pouvoirs publics ont en tête, constate Olivier Hirt. Le designer peut donc intervenir à des échelles très différentes, à la fois en chapeautant les grandes lignes d’un projet urbain et, à l’autre bout de la chaîne, en imaginant concrètement les solutions de son aménagement. C’est pour cette raison que nous avons décidé de mettre en place la chaire d’innovation publique, en collaboration avec l’ENA, et, depuis peu, Sciences-Po et Polytechnique, pour former des élèves qui se destinent à travailler avec des acteurs publics ou au sein même des organismes publics. »
Au-delà des grands projets ponctuels d’infrastructures urbanistiques, les designers aident également les administrations à se réinventer. Organisation, communication ou méthode, ils favorisent aussi le renouvellement d’identité de nombre d’acteurs publics, en travaillant autant pour des collectivités territoriales et des municipalités que pour des institutions comme la Cour des comptes ou la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Au-delà d’un spectre d’intervention toujours plus large, la ville demeure évidemment un terrain d’action particulier pour un designer, notamment parce qu’elle charrie un certain nombre d’enjeux spécifiques. Selon Matali Crasset, « le commun est une notion en voie de disparition et les espaces publics sont des lieux de résistance où il est d’autant plus important de s’engager ».
Dans les différents projets auxquels elle participe, Matali Crasset invite les usagers à se réapproprier la ville : « Il faut donner envie plutôt que de contraindre, il faut embarquer les gens. » Son aire de jeux, Stries et compagnie, installée place de la Nation, à Paris, depuis décembre, suscite la curiosité des enfants avec sa micro-architecture singulière, qui cherche à « leur offrir une bouffée d’air, un moment de liberté ». Et quand elle repense 360 kiosques à journaux pour la Ville de Paris, elle imagine « un espace habité par le vendeur, mais aussi partagé par ses clients, dans lequel ils puissent entrer pour accéder à certains services ».
Pour le designer Samuel Accoceberry, qui vient de signer une série d’abris pour les voyageurs de la nouvelle ligne de bus électrique reliant Biarritz, Anglet, Bayonne et Tarnos, au Pays basque, « l’aménagement urbain doit d’abord permettre de transformer l’espace public en espace à vivre. Cela passe souvent par de la microarchitecture, une forme de design habitable qui s’insère dans un cadre donné pour suggérer des situations aux usagers. » Même point de vue pour Marc Aurel, qui regrette « le traitement systématiquement technique de l’espace public depuis l’après-guerre. On n’a pas pris en compte l’importance sociétale de la requalification de ces lieux alors que c’est un enjeu majeur. » Enfin, Olivier Saguez cite en exemple La Vie dans l’espace public, un ouvrage dont les auteurs encouragent les décideurs à remettre l’humain au coeur des projets d’urbanisme : « Le vrai sujet, c’est les gens, pas les objets. Rien ne ressemble plus à un banc qu’un autre banc, qui n’est bien que si les gens s’assoient vraiment dessus. C’est l’endroit où on le place qui compte, comment on l’oriente et l’utilisation qui en est faite. »
Parmi ses nombreux chantiers en cours, l’agence Saguez & Partners est notamment responsable de la restructuration de la porte de Versailles, dont les travaux ont démarré en 2015. Un projet qui veut restituer à ses habitants ce quartier jusqu’alors exclusivement tourné vers les foires et les salons. Et, avec les élèves de l’école Strate, à Sèvres (Hauts-de-Seine), qui suivent la formation de « design thinking » adossée à son agence audonienne, Olivier Saguez planche sur les berges de la Seine et sur le grand parc des Docks, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), délaissés par les habitants faute d’infrastructures attrayantes. « Un besoin est né de l’évolution des villes, toujours plus oppressantes et anonymes, conclut-il. Notre rôle, c’est d’engendrer des moments d’observation et de plaisir dans la cité, mais surtout de susciter des rencontres dans les zones de flux. Plus on créera de vie entre les immeubles, plus on apaisera les gens. Ce n’est certainement pas plus de béton qui les sauvera. »