Pourquoi le miroir reflète-t-il autant notre époque ? Peut-être parce qu’il est un phénomène culturel où se croisent design contemporain, culture de l’image, construction de soi, esprit DIY et web culture. Explications.
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Design viral : comment le miroir s’impose dans nos intérieurs
Le week-end du 19 au 22 septembre, devant le 17 rue Commines à Paris, une file d’attente s’était formée causant la stupéfaction des passants et des habitants du quartier. La cause ? L’ouverture du pop up store de Milia Matcha, la marque créée par la Youtubeuse Madame Matcha. Instagrammable au possible, on trouvait dans le lieu blanc et rosé poudré l’accessoire indispensable à la médiatisation de ce type d’événements : un miroir déco imposant, invitant les fans à s’adonner à des séances photos improvisées.

Si de tout temps, le miroir apparait comme le réceptacle de notre narcissisme ou tout simplement de la conscientisation de soi, les réseaux sociaux n’ont fait qu’accroitre l’idée selon laquelle l’image personnelle que l’on renvoie devient expression de soi, nous embourbant dans une (auto)validation perpétuelle. De fait, ledit objet est hautement fétichisé par les « digital natives » : souvenez-vous, il y a quelques années, TikTok et Instagram ont sorti de sa quiétude le miroir Ultrafragola imaginé par Ettore Sottsass en 1970.
L’objet est taillé pour notre époque : des courbes généreuses, une lumière flatteuse… Depuis, la désirabilité de l’Ultrafragola ne faiblit pas, toujours autant dopée par la GenZ qui continue de le porter aux nues. Celle-ci a même réactivé l’imagination de jeunes designers qui ont vu dans le miroir un produit d’appel opportun, reflet de notre époque et de ses obsessions sociales et esthétiques.
En tête de gondole, Gustaf Westman qui a “cassé Internet” grâce à son Curvy Mirror en 2020, librement inspiré du modèle d’Ettore Sottsass. Face à l’engouement suscité sur la toile, le designer suédois suivi aujourd’hui par plus de 567 000 abonnés sur Instagram, multiplie les lancements d’accessoires et de mobilier, les pop-ups et les collaborations – la dernière en date, avec IKEA, prévue pour le 1er octobre, a déjà conquis ses aficionados.



Dans la foulée, les tutoriels pour personnaliser son miroir à moindre frais s’enchaînent sur les réseaux sociaux : le #foammirror devient vite un trending topic – ce « hack » déco consistant à créer un cadre d’apparence spumeux à l’aide d’une bombe de mousse expansive. D’autres idées surgissent, que ce soit pour reproduire chez soi les Glaze Mirrors de Sabine Marcelis et les cadres tuftés de Beauchamp Studio ou bien de créer des miroirs organiques grâce aux conseils de @allthepeachesplease.
« Par leurs formes et leurs choix de coloris, ces créations font penser à des bonbons, à de la guimauve, mais aussi à des gommettes et à des stickers. Elles renvoient à l’univers de l’enfance, lorsqu’on jouait et que l’on découvrait la matière en la manipulant [pensez fort à vos après-midi pâtes à modeler, ndlr], note la prospectiviste Cécile Poignant, spécialiste des modes de vies contemporains et de l’évolution des tendances socio-culturelles.
De l’artefact mythologique à l’objet culte du design contemporain
Et pour promouvoir leurs créations, le même réflexe : celui de dégainer son portable pour l’immortaliser dans un « mirror selfie » de circonstance. «Cette fascination pour le miroir est clairement venue par les selfies. A force de se voir dans son smartphone, on a naturellement eu envie d’un miroir plus conséquent chez soi.»

Pour Cécile Poignant, on assiste à un « raccourci historique » : « Alors que le smartphone a supplanté chez les jeunes le miroir de poche, il a insufflé le retour en grâce du miroir en tant qu’objet fonctionnel et décoratif dans nos intérieurs. » On peut donc dresser un parallèle historique entre l’utilisation détournée du smartphone et celle du bronze et du cuivre en Egypte mais aussi de l’obsidienne par les civilisations précolombiennes, en tant que miroirs.
« Au fil des siècles, la pratique se démocratise et un changement d’échelle s’effectue, passant du petit objet intime à l’élément ornemental qui voit les choses en grand. Le miroir s’est démocratisé au XIXe siècle, auparavant il n’était que l’apanage des classes aisées, souligne Cécile Poignant. Il devient un élément standard de nos intérieurs au cours du XXe siècle. On retrouve d’abord de grands miroirs en pieds dans la chambre à coucher, ou inclus dans des meubles type armoire ou coiffeuse, avant qu’ils ne monopolisent la salle de bains. »
Le miroir vit pleinement avec son temps. Il faut dire aussi qu’il n’y pas d’autre objet dont la charge symbolique est aussi forte : dans l’imaginaire collectif, le miroir est forgé par les légendes ancestrales, les croyances et superstitions populaires, la mythologie ou encore les contes pour enfants, Blanche-Neige en tête. Il est ce « reflet de l’âme » dont les philosophes et psychanalystes, d’Avicenne à Lacan, ont très tôt cerné le pouvoir et la symbolique.
Autant d’éléments qui deviennent source d’inspiration et nourrissent un potentiel storytelling. Et c’est parce qu’il a cette capacité à emmagasiner les tendances virales qui affolent les réseaux sociaux – “pastelcore”, coquette, gothic… qu’il est considéré comme l’objet déco le plus « GenZ-coded ». « Pour les jeunes designers, c’est un objet fascinant car il a une double nature : il est profondément fonctionnel mais aussi profondément décoratif, continue Cécile Poignant. Son potentiel de viralité est indéniable et permet l’émergence d’un design contemporain immédiatement reconnaissable. »
La preuve avec le iMirror en forme d’iPod Nano et le MS Paint Mirror reprenant l’interface du logiciel Paint sous Windows 95, tous deux créés par le collectif américain Drought. Si les références « geek » teintées de nostalgie sont claires, certains observateurs, plus critiques, comme le respecté New Yorker, y voient surtout la matérialisation d’une même culture qui tend vers « l’IRL brain rot ». Où quand tout ce qui fait Internet sort de nos écrans pour monopoliser davantage encore notre attention.
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