Dès le lever du rideau, on est dans la tête de Wozzeck, dans sa folie douce ou tragique, dans sa folie tout court. Voilà ce que raconte ce décor lyrique, ludique et « barré » à la fois, entre salle de jeux explosée, paysage construit et déconstruit, horizon accidenté comprenant passerelles, armoire, grand et petit écrans sur lesquels sont projetés les dessins de William Kentridge représentant des paysages ou les pensées de Wozzeck.
C’est donc l’enfermement qu’exprime avec brio Sabine Theunissen, architecte belge diplômée de La Cambre à Bruxelles, et doncn l’âme du héros, son désordre, cette violence, qui nait du désespoir et de la conséquence d’un système. Cet opéra est une nouvelle adaptation de Woyzeck, roman expressionniste Georg Büchner débuté en 1836 et resté inachevé. Le récit, inspiré d’un fait divers, relate le destin tragique d’un soldat barbier qui tue en plein rue sa femme infidèle.
A l’Opéra Bastille, un monde déserté par la raison
Pour cet opéra, né sous la Seconde Ecole de Vienne et avec l’avènement de l’atonalité – courant musical en réaction au classicisme -, l’image à grande échelle est capitale. « Le décor a pris, petit à petit, la forme d’un radeau, explique Sabine Theunissen, c’est une île perdue, une sorte de terrain mouvant, de récif de corail rempli de dangers. Le décor est devenu une réalité kaléidoscopique, l’armoire devient cabinet médical, le paravent cuisine… Les hommes sont décharnés, les objets incarnés. Les traumatismes les plus profonds de la Grande Guerre ont souvent été observés chez les réservistes, par des militaires qui n’ont pas été dans les tranchées. C’est dire la force de l’imagination, de la somatisation née de l’horreur. »
Cet opéra dénonce l’absurdité de la violence, l’ironie d’un monde fou et illogique, la peur qui conduit à la jalousie et à la violence. « Wozzeck raconte une société qui dresse les êtres les uns contre les autres jusqu’à les faire basculer dans le crime, écrit Gilles Darras, maître de conférence à Paris Sorbonne, un monde déserté par la transcendance. »
Wozzeck instaure un dialogue entre maquette et dessin
Depuis qu’ils se sont rencontrés en 2003, et qu’ils ont réalisé, deux ans plus tard, La Flute enchantée au Théâtre Royal de la Monnaie, Sabine Theunissen et William Kentridge travaillent toujours en étroite symbiose, au sein de workshops communs, puis chacun de leur côté afin de développer montage, vidéo, décors et costumes. Ils se sont ici inspirés de l’exposition de Paul Nash à la Tate Gallery pour les images de passerelles et de tranchées. Puis du roman Les derniers jours de humanité de Karl Kraus et des champs de bataille lors de la Première Guerre mondiale.
Plasticien sud-africain engagé dans une foule de combats – l’apartheid, la décolonisation, l’histoire africaine -, William Kentridge mêle dans son travail, dessin, gravure, sculpture et image animée. «Mon premier réflexe, c’est le carton, la maquette, explique Sabine Theunissen. Tout comme le dessin pour William. Nous entamons ensuite un dialogue entre nos deux approches, entre le décor et de la dimension cinétique. J’ai toujours été très attirée par la transformation, la composition, le rapport à l’espace, à la profondeur, au fait de donner vie à la matière. Ce qui est limitatif en architecture ne l’est jamais au théâtre. » Fidèle à sa démarche, l’architecte vient de scénographier la dernière rétrospective de William Kentridge That which we do not remember qui a lieu au Musée de la guerre de Kaunas en Lituanie, jusqu’au mois de novembre.
> Wozzeck à l’Opéra Bastille, du 10 au 30 mars, www.operadeparis.fr