Conversation pit : l’îlot canapés qui remet du collectif dans le domestique

Fini de se la jouer solo dans son coin, le "conversation pit", né dans les années 50, revient pour occuper l’espace et en appelle à recréer des moments de partage et de convivialité. Ensemble, c’est tout. Décryptage.

Souvenez-vous, en avril dernier, DimoreStudio, duo star de la Milan Design Week 2025, y dévoilait pour Loro Piana une mise en scène immersive, comme un décor de film. Dans la partie salon de ce fac-similé d’appartement si seventies, un conversation pit composé d’un ensemble de canapés en velours vert trônait – ou plutôt, s’enfonçait – en maître. À une époque où l’on évolue dans des open spaces impersonnels et où les échanges sont de plus en plus informels, il est de bon ton de recréer des bulles d’intimité. Et c’est justement ce que raconte, en creux, le conversation pit. Un design-manifeste qui colle à notre aspiration actuelle de recréer du lien dans l’espace domestique. Né dans les années 50 et au sommet de sa notoriété dans les années 60-70, ce concept très bourgeois matérialisé par une fosse creusée dans le sol pour y installer le canapé-salon, refait surface.


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Restez groupés

Lorsqu’Eero Saarinen conçoit en 1958 la Maison Miller à Columbus, aux Etats-Unis, l’ambition est claire : créer un ilot de dialogue et de détente au cœur de l’habitat, centré sur les interactions humaines. L’idée fait son bout de chemin et l’on assiste à une généralisation du conversation pit dans les habitations, des plus cossues aux plus avant-gardistes, glissant d’un style à l’autre, du Mid-century au Space Age, avec une facilité déconcertante.

Le décor de l’installation immersive de DimoreStudio pour Loro Piana pendant la Milan Design Week 2025.
Le décor de l’installation immersive de DimoreStudio pour Loro Piana pendant la Milan Design Week 2025. DimoreStudio

Né à l’ère des utopies domestiques modernistes, le conversation pit incarne une vision optimiste du vivre ensemble qui « rappelle un certain nombre de lieux de rassemblement social dans l’histoire du design domestique, depuis l’ancien « kang » chinois […] jusqu’à l' »estrado » espagnol, une estrade surélevée recouverte de tapis et de coussins qui a été influencée par la présence musulmane à l’époque médiévale de la Convivencia », rapportait le média Curbed dans un article datant de 2017. On pense aussi aux majilis, ce terme arabe signifiant littéralement « endroit où l’on s’assoit », utilisé pour décrire tous types de rassemblements dans le monde musulman, qui ont récemment inspiré au collectif Hall Haus leur Haus Dari, un canapé-paysage s’étendant sur 36 mètres carrés.

Conjugué au futur intérieur, ce concept de design de sociabilité est synonyme de modularité, d’assises profondes où l’on s’assoit comme on s’allonge et de dimensions imposantes. En attestent le canapé Great Sofa de Philippe Malouin pour l’éditeur suédois Hem, le modèle Orbe de La Chance « s’inspirant des explorations géométriques de l’artiste Nicole Wermers, notamment ses travaux sur les cercles incomplets et les formes entrelacées », ou encore ceux devenus viraux des marques Vetsak et Omhu.

Les majilis, ce terme arabe signifiant littéralement « endroit où l’on s’assoit » ont inspiré au collectif Hall Haus leur Haus Dari, un canapé-paysage s’étendant sur 36 mètres carrés.
Les majilis, ce terme arabe signifiant littéralement « endroit où l’on s’assoit » ont inspiré au collectif Hall Haus leur Haus Dari, un canapé-paysage s’étendant sur 36 mètres carrés. Hall Haus

À la reconquête de notre espace

Malgré sa popularité dans les années 50 à 70, le conversation pit se cogne aux dangers auxquels il expose. Déjà en 1963, il se faisait enterrer par le Time Magazine dans un article à charge intitulé Design : Fall of the Pit (comprendre, La chute de la fosse): « Lors des cocktails, les invités qui restaient tard avaient tendance à tomber dans la fosse. Ceux qui s’y trouvaient installés étaient bombardés de morceaux de hors-d’œuvre, contemplant un champ de revers de pantalons, de chevilles et de chaussures. Les dames évitaient les bords, craignant d’être exposées sous leurs jupes. Des barreaux ou des clôtures devaient être construits pour protéger les chiens et les enfants des commotions cérébrales quotidiennes. »

Autre barrière de taille, la démocratisation du téléviseur dans l’espace privé dès les années 50 chamboule la disposition spatiale du living-room. Canapés et fauteuils se tournent vers la télé, rivalisant avec le théâtre intime instauré par le conversation pit. Aujourd’hui, à l’ère de l’hyperconnectivité, de l’hypersollicitation et de la saturation de contenus à l’intérêt variable (voire douteux), se recentrer dans tous les sens du terme concourt à une politique anti-isolationniste menée autant dans la sphère privée que publique.

Au sous-sol de Journey, une pièce cachée inspirée des conversation pits est disponible à la privatisation.
Au sous-sol de Journey, une pièce cachée inspirée des conversation pits est disponible à la privatisation. Journey

Pour preuve, les fondateurs des coffee shops Noir ont ouvert récemment, dans le Sentier à Paris, leur restaurant Journey. Pensé par l’architecte d’intérieur Jessica Mille, on y trouve, au sous-sol une pièce cachée inspirée des conversation pits et disponible à la privatisation, tout en velours et plafond drapé. Mais alors que nous passons de plus en plus de temps sur nos écrans, ces aménagements suffiront-ils à nous faire interagir IRL ?


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