Pierre Guariche : ses pièces cultes rééditées par Cinna

La marque française de mobilier réédite cette année dix-huit modèles signés Pierre Guariche (1926-1995). Ces fauteuils, luminaires, tables et buffets, qui reflètent l’évolution des modes de vie des Trente Glorieuses, séduiront-ils le public de 2024 par nostalgie ou le convaincront-ils de la pertinence de ce pionnier du design ?

Chez Cinna, seconde enseigne du groupe Roset, rééditer Pierre Guariche a du sens si l’on sait que cette même entité consacrée au mobilier contemporain a produit en son temps une trentaine de pièces dessinées par son compatriote Pierre Paulin ­(1927-2009). « Ce qui a porté ses fruits », selon Michel Roset, le directeur général.


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Pierre Guariche, avant son entrée aux Arts décoratifs en 1946.
Pierre Guariche, avant son entrée aux Arts décoratifs en 1946. DR

Dans le cas du projet « Cinna/Guariche, les visionnaires », la première réunion a eu lieu avec Jean-Marc Villiers, président de la société des Éditions Pierre Guariche – « un passionné », dixit Michel Roset. En 2012, cette société avait signé avec Maisons du Monde un accord de licence de six ans.

Onze modèles avaient été commercialisés. En 2019, six luminaires ont été relancés par la marque Sammode. Aujourd’hui, ­dix-huit références ressortent chez Cinna. Michel Roset rappelle d’emblée que la maison est désormais labellisée Entreprise du patrimoine vivant pour la maîtrise, entre artisanat et industrie, de son métier d’éditeur-­fabricant-distributeur, un cas unique en France.

En 2024, cette fabrication haut de gamme, à 85 % répartie sur cinq usines du Bugey (dans l’Ain), porte des designers français comme Pierre Guariche sur le devant de la scène internationale, la part de l’export atteignant les 80 %.

Le fauteuil Jupiter (Meurop, 1966), de Pierre Guariche réédité aujourd’hui par Cinna.
Le fauteuil Jupiter (Meurop, 1966), de Pierre Guariche réédité aujourd’hui par Cinna. DR

Pour Michel Roset, Pierre Guariche n’est pas une découverte : Jean Roset, son père, qui meublait les universités, les hôpitaux et les maisons de retraite durant la reconstruction d’après-guerre, était déjà familier de son travail. « Guariche était un visionnaire. Il a tout de suite compris les efforts à faire en créant, par exemple, dès 1954, l’Atelier de recherche plastique », ­précise-t-il.

Lui et Cinna ont ainsi judicieusement sélectionné ­dix-huit articles conçus par le designer, mais sans être obnubilés par ce qui se vendrait le mieux. Cette première vague de rééditions sera suivie d’une seconde.

Le mobilier se transmettant entre générations, la gageure est notamment de l’habiller de gammes de textiles susceptibles de rester au diapason des sensibilités à travers le temps. « Le stylisme est une composante essentielle de notre métier ! » rappelle Michel Roset.

Une modernité à toute épreuve

Dans le salon-bureau en mezzanine de sa maison-agence conçue en 1973 rue Dombasle (Paris XVe), à côté d’une plage de travail traversante en lamifié et d’un tabouret Tulip d’Eero Saarinen (Knoll, 1958) la chaise longue Vallée blanche (1963, Les Huchers Minvielle) aujourd’hui rééditée par Cinna.
Dans le salon-bureau en mezzanine de sa maison-agence conçue en 1973 rue Dombasle (Paris XVe), à côté d’une plage de travail traversante en lamifié et d’un tabouret Tulip d’Eero Saarinen (Knoll, 1958) la chaise longue Vallée blanche (1963, Les Huchers Minvielle) aujourd’hui rééditée par Cinna. DR

Chez Cinna, trois bureaux d’études ont planché sur les meubles, les accessoires et les matériaux nouveaux. « Il ne s’agissait pas de revenir cinquante ans en arrière pour faire rétro. De très belles choses à éditer existent, les maisons italiennes l’ont compris. Il faut cultiver ce niveau de qualité. C’est d’ailleurs ce que nous avons été les premiers à appliquer avec des designers comme Michel Ducaroy ou avec les innovants sièges en mousse du milieu des années 60. C’était un travail de pionnier », renchérit Michel Roset.

Côté fabrication, il importait d’être au plus près de Guariche mais adapté à 2024. La structure du fauteuil Jupiter a été conservée et son confort, augmenté. La chaise longue Vallée blanche a mobilisé tout un bureau d’experts pour accroître sa résistance. Finalement, ces pièces qui atteignent des prix faramineux aux enchères sont désormais accessibles sur le marché du haut de gamme.

Chaises, banquette, table basse, buffet, étagère et luminaires… en éditant aujourd’hui le mobilier de Pierre Guariche, Cinna mise effectivement moins sur la nostalgie d’un style qu’elle ne parie sur sa modernité. Si le designer fait partie de la mémoire collective hexagonale – stations de ski, magasins ou institutions publiques… –, sa pertinence vient-elle aussi de son parcours ?

Parmi les 18 premières créations de Guariche qui ressortent chez Cinna, le fauteuil G10 (Airborne, 1953).
Parmi les 18 premières créations de Guariche qui ressortent chez Cinna, le fauteuil G10 (Airborne, 1953). DR

Le tout jeune homme renonce à l’étude de l’ingénierie électrique pour s’inscrire aux Arts-Déco. Diplôme obtenu en 1949, il se spécialise dans l’architecture intérieure. Premier job : dessinateur chez Marcel Gascoin (1907-1986), son ancien professeur.

Ses collègues s’appellent Michel Mortier (1925-2015), un des premiers designers français, remplacé deux ans plus tard par Joseph-André Motte (1925-2013). La crème de la discipline de la France d’après-guerre phosphore dans le même atelier !

Pierre Guariche est donc un millefeuille de culture design, mais aussi un créateur pragmatique qui conçoit son activité comme devant subvenir à des besoins réels. D’ailleurs, depuis ses débuts, on ne relève aucun geste créatif ayant pour seul but de se faire connaître. Pourtant, des années 50 aux années 80 en France, sa production a persisté sur les rétines et impacté nos subconscients.

La lampe à poser G24 (Disderot, 1953) en acier laqué noir et laiton vernis brossé, autre luminaire culte du catalogue Cinna.
La lampe à poser G24 (Disderot, 1953) en acier laqué noir et laiton vernis brossé, autre luminaire culte du catalogue Cinna. DR

Quand Cinna réédite, par exemple, cinq luminaires de Pierre Guariche, tous évoquent les fifties et les sixties, mais sans être datés – moderne simplicité oblige. Des lampes qui, dans le même temps, sont des icônes prisées des galeries de design vintage ! Rien que durant la décennie 50, le designer conçoit une soixantaine de luminaires, notamment pour l’éditeur Disderot.

Mais ils restent confidentiels, faute de distribution adéquate. Quant à ses premiers meubles en petites séries, ils ne sont réalisés que par des artisans de qualité, à l’exemple de Charles Bernard avec le fauteuil FS 105 et la maison Airborne, qui éditera « Prefacto » (1952), sa gamme de mobilier en bois dont Cinna relance (soixante-dix ans après) la table basse au plateau en forme de palette de peintre.

Pierre Guariche : un talent pluridimensionnel

La chaise longue Vallée Blanche de 1963, rééditée par Cinna.
La chaise longue Vallée Blanche de 1963, rééditée par Cinna. DR

Autre atout, Pierre Guariche conçoit le mobilier en architecte d’intérieur. « Plus que la forme elle-même, c’est l’effet qu’elle induit dans l’espace qui lui importe », lit-on dans sa monographie parue en 2020 chez Norma Éditions. En témoignent les photos de ses stands dans des salons professionnels ou celles d’intérieurs privés. Chaque objet y semble toujours bien à sa place.

L’un de ses buffets édités par Meubles TV en 1953, ainsi que son bahut distribué par la galerie parisienne M.A.I (Meubles Architecture et Installations) incarnent bien sa période d’irrésistible ascension. Si ses petites séries n’excitent pas les fabricants à l’outil de travail encore artisanal, de plus grandes sociétés comme Airborne, Steiner et Minvielle le sollicitent, notamment intéressées par ses sièges.

Rééditée en 2024 par Cinna, la lampe à poser G50 (Disderot, 1958), en métal perforé et pieds en laiton.
Rééditée en 2024 par Cinna, la lampe à poser G50 (Disderot, 1958), en métal perforé et pieds en laiton. DR

Dès le milieu des années 50, le designer s’est fait un nom, d’autant qu’il ne revient pas cher à produire. Quand il fonde en 1954 l’ARP (pour Atelier de recherche plastique) avec ses amis Michel Mortier et Joseph-André Motte, le but est d’être plus forts ensemble pour trouver des solutions pragmatiques et accessibles à l’ameublement des petits appartements.

En 1956, l’homme, qui s’intéresse de très près à l’architecture, livre une maison, celle des Touratier, à Créteil (94). Puis il conseillera aussi bien la Sonacotral pour loger les travailleurs venus d’Algérie que les chantiers du corbuséen quartier Firminy-Vert, à Saint-Étienne (42).

Sa carrière se diversifie au fil des sixties, de sièges sociaux en résidences privées. De 1960 à 1968, il prend la direction artistique de l’entreprise belge Meurop pour « produire des meubles de bon goût au prix des meubles de mauvais goût », dit-il.

Une histoire française

Dès le milieu des années 50, le designer s’est fait un nom, d’autant qu’il ne revient pas cher à produire.
Dès le milieu des années 50, le designer s’est fait un nom, d’autant qu’il ne revient pas cher à produire. DR

Ce parcours reflète parallèlement l’évolution de la société française. Après la reconstruction d’après-guerre, place à la société des loisirs. Avec l’architecte Michel Bezançon (1932-2023), Pierre Guariche est de l’aventure de la station de ski La Plagne, concevant, nouveauté de l’époque, des hôtels-­résidences et même des télécabines ! Il y consacrera dix ans de sa vie (comme Charlotte Perriand aux Arcs, en Savoie).

De 1968 à 1970, il aménage par ailleurs le hall, le cabinet et la résidence de fonction de la préfecture de l’Essonne, projet architectural d’Atelier LWD. En 1973, il réalise la discothèque à dominante fuchsia Le Tube, the place to be de la station de ski Isola 2000 (dans les Alpes-Maritimes).

À la Défense, où il conçoit l’appartement témoin de la tour France, projet de Jean de Mailly, il dessine un véhicule électrique pour sillonner la dalle. Au même moment, il crée le mobilier du bar et du restaurant de la résidence Athéna Port, à Bandol (Var), conçue par Jean Dubuisson. On parle de 260 cellules de 55 m2 maximum, adossées à flanc de falaise.

Table de repas extensible 125 à rallonge.
Table de repas extensible 125 à rallonge. DR

L’auteur de ce palmarès se méfie cependant des assignations : « Cette étiquette de décorateur, on l’a collée sur mon nom comme sur celui de n’importe quel décorateur tapissier. Aussi, je ne réagis plus. Le terme d’architecte d’intérieur ne me satisfait guère plus. Je me considérerais plutôt comme un mini-urbaniste. »

En 1980, il fonde l’Agence de concepteurs associés, à Paris, qui dure quatre ans. Elle va réaliser un grand nombre de caisses régionales du Crédit Agricole, quatre hôtels Hilton, au Cameroun, ou encore le studio radiophonique d’Europe 1.

En 1985, l’agrément en architecture qu’il sollicitait lui est poliment refusé. À moitié retiré à ­Bandol, il y termine sa longue carrière avec des projets de résidences privées. Dès 1992, son mobilier entre dans les collections de design du Centre Pompidou.

Son travail apparaît l’année suivante dans l’exposition « Design, miroir du siècle », au Grand Palais. Il s’éteint le 19 juillet 1995. À l’heure où l’on ne jure que par le bien fait et le justement dessiné, Pierre Guariche n’a certainement pas fini de rencontrer son public.


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