Sur la scène du retail, terme inélégant qui se traduit mal en français, Ciguë occupe une place aussi singulière que passionnante, faisant voler en éclats conventions et poncifs du genre. Créé en 2003, le collectif d’architectes n’a pas modifié son ADN, mais a solidifié les contours d’une pratique qui entretient depuis toujours un rapport intime à la matière et à la fabrication.
Capable de humer l’air du temps avec acuité, Ciguë affectionne les marques incarnées, mais sait aussi travailler avec les mastodontes sans déroger à ses fondamentaux. Nous avons rencontré Alphonse Sarthout, Camille Bénard, Guillem Renard et Julien Franc Wahlgreen dans leur studio doublé d’un atelier qui tourne au laboratoire, à Montreuil, un lieu à leur image, en mouvement et à l’affût d’un monde qui change.
Depuis 2003, Ciguë s’est forgé une place à part dans le retail, domaine généralement corseté par des codes commerciaux – qui ne laissent que peu de marge de manœuvre aux architectes. Or, vous défendez l’expérimentation depuis vos débuts…
Nous n’avons jamais souhaité faire du retail pour faire du retail. C’est peut-être l’une de nos spécificités, mais nous avons toujours cultivé autre chose en parallèle. Notre parcours, une méconnaissance du métier et une insouciance totale ont fait que nous n’avons jamais conçu de boutique de manière classique, et c’est ce qui nous a permis de sortir des carcans. De la même manière, quand nous étions étudiants en architecture, nous avons créé notre atelier de menuiserie pour échapper au tout conceptuel. Il y a constamment eu chez nous ce besoin d’emprunter des chemins de traverse pour fabriquer, réaliser et être dans le concret.
Ce désir impérieux de « faire » est ainsi devenu la marque de fabrique de Ciguë. Comment a-t-il nourri votre pratique ?
Lorsqu’il y a, d’un côté, celui qui dessine, de l’autre, celui qui fabrique, la possibilité d’arbitrage n’existe pas. Pouvoir intercéder dans les process permet de faire en sorte que dessin et fabrication s’enrichissent mutuellement, tout au long de la conception, qui dure selon nous jusqu’à la réalisation. Mais nous nous sommes très vite rendu compte que cela avait ses limites.
Lesquelles ?
Les limites de l’échelle, du savoir-faire, de la complexité qui ont aujourd’hui recentré l’atelier vers un laboratoire de recherche. Nous ne fabriquons quasiment plus rien de « fini » pour les projets, à l’exception d’éléments très spécifiques comme, à Paris, les cubes pour la boutique de Lafayette Anticipations (fondation des Galeries Lafayette), le matériau du display (les présentoirs, NDLR) de la boutique Veja, les suspensions du restaurant Cheval d’Or, tous les crochets de quincaillerie pour la Samaritaine, c’est-à-dire une série de morceaux choisis qui font sens et que nous ne savons pas faire faire par d’autres.
Ce n’est plus une fin en soi de fabriquer tout ce que nous dessinons. Les dernières productions menées dans l’atelier concernent aujourd’hui la recherche pure, comme tout récemment le travail autour du béton de plâtre présenté au Pavillon de l’Arsenal, le développement d’un matériau plus durable, plus écologique et moins carboné pour faire des chapes où le plâtre remplace le ciment. Ces développements nous intéressent beaucoup. Mais il y a effectivement eu cette phase d’apprentissage autour de la fabrication et de son intégration dans le processus de développement d’un projet. En fabriquant, on apprend, on se rend compte que tout s’imbrique et on rencontre des gens qu’on ne rencontrerait jamais autrement.
Le dessin et la fabrication sont deux univers généralement séparés…
Et qui se regardent avec distance : cette vision ne nous parlait pas. Nous avons abordé le retail avec cette façon de mêler les choses. Dans notre démarche pour la marque Aesop, il n’y avait pas cette division entre dessiner et faire. Pour la boutique du Marais, nous avons mené un work in progress continu et un dialogue constant avec les clients. Ce n’est pas une approche que l’on peut avoir avec tout le monde. Elle nécessite une appétence pour l’expérimentation et le singulier. Chez le client, la notion de prise de risque est très importante.
L’intérêt de Ciguë pour la matière, ses états, se lit d’ailleurs dans les lieux que vous créez…
La matière nous apprend dans ses réactions, dans ce qu’elle renvoie comme sensations. L’éprouver au préalable change notre façon de dessiner et nous replace en situation de perception durant la conception. La notion de sensation est très importante pour nous, car lorsque nous avons démarré, nous souhaitions proposer autre chose que les surfaces lisses, supposées être toujours neuves et jetées au bout de cinq ans. Nous sommes entrés dans cet univers avec une autre approche. La boutique Aesop du Marais a dix ans et elle n’a pas bougé.
Il faut dire qu’à l’ère des boutiques identiques reproduites aux quatre coins du monde a succédé la nécessité de se différencier et d’être plus attentif au contexte. L’architecture est ainsi devenue un argument pour se démarquer dans un univers très concurrentiel…
Oui, ne pas se dupliquer tout en étant présent partout. Nous avons travaillé avec la styliste Isabel Marant, qui assez proche d’Aesop dans l’incarnation de sa marque. Elle est dans un rapport quasi non commercial avec la boutique comme entité ; elle l’envisage avec une approche sensible, plus domestique que commerciale. Chez Isabel Marant ou Aesop, la recherche d’un lieu prend beaucoup de temps. Cette attention au contexte, au quartier, au bâtiment où la boutique s’installe est assez rare.
Tout comme l’est l’intuition d’investir des quartiers en devenir, moins convenus…
Être moins « suiveur », exactement. Les choix qu’Isabel Marant a opérés à Tokyo pour sa maison jaune d’Omotesando n’avaient rien d’une évidence. C’est une vraie prise de risque. Nous l’avons dépouillée de tout superflu et le projet est apparu là, au curage de chantier. Il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Ce sont des démarches complètement différentes, plus proches de notre culture architecturale, de cette attention à ce qui préexiste. Chez ces marques, la boutique n’est pas un écran de fumée ou un décorum. Il y a cette envie de créer des univers particuliers, à travers une approche plus directe et naturelle, sans surjouer.
Plus que des boutiques, Ciguë défend d’ailleurs l’idée de créer des lieux de vie…
Nous ne cherchons pas à créer une « coque » pour une marque, mais des lieux praticables, d’expériences, pour partager des moments. Aujourd’hui, cette attitude est passée dans le vocabulaire commun de la recherche sur le retail, mais lorsque nous avons démarré, c’était encore embryonnaire. Lorsque nous formulions cette idée, nous passions vraiment pour des ovnis. Ce revirement s’est finalement révélé très important.
Il est intéressant que des démarches comme celle de Ciguë puissent aussi attirer des enseignes multimarques telles que le Printemps ou la Samaritaine. Comment avez-vous abordé de plus grandes échelles ?
Nous avons abordé la problématique des grands magasins avec la même énergie que pour les autres. Cela reste des lieux. Le Printemps de l’Homme est le premier projet qui nous a fait changer d’échelle, où l’on nous a demandé d’organiser un espace que différentes marques viennent ensuite investir. Nous avons réaménagé les troisième et cinquième étages, guidés par la nécessité de retrouver une qualité d’espace, de vues, de lumière naturelle, d’être dans des volumes moins claustrophobes. Tous les grands magasins ont longtemps proposé des façades entièrement opaques en plein cœur de Paris, afin d’immerger les clients à l’intérieur : c’est tout de même une décision folle que de se couper de la lumière du jour pour acheter plus !
Retrouver le bon sens perdu en quelque sorte…
Oui, avec des choses assez simples. Le bâtiment avait perdu de son âme. Comme dans beaucoup de nos projets, nous avons mené un travail préalable de curage afin de dénuder le lieu, de retirer toutes les couches superposées, héritées de la culture du retail des années précédentes. Cela a permis de regagner de la surface et de retrouver le squelette originel, notamment des poteaux béton-acier assez bruts laissés tels quels. Nous avons réfléchi à des plans de circulation un peu plus fluides. Mais rouvrir ces façades était une partie très importante du travail.
Ciguë a également restructuré la totalité du magasin Citadium Paris – Caumartin…
L’histoire y est semblable : les strates s’y étaient accumulées, sortes de couches géologiques. Nous avons ici aussi opéré une mise à nu afin de récupérer l’essence même du bâti et de le révéler. Citadium est bien plus qu’un magasin. C’est un lieu de rassemblement générationnel, une destination. Le magasin, qui fêtait ses 20 ans, commençait à être très morcelé. Nous avons essayé de conserver cette idée de collage hétéroclite, de garder les énergies présentes, car elles étaient très importantes dans l’identité des lieux, mais nous avons aussi proposé une forme de rationalisation. Le projet s’inspire de l’esthétique d’un parking souterrain, avec des codes graphiques fixes au sol et un plafond lumineux qui fonctionne comme une nappe continue.
Et entre les deux, le ballet des marques…
La stratégie était celle de l’économie de moyens : une façon d’accepter le turnover effectivement très important des marques. Comme un grand terrain de jeux, une scène de théâtre où l’espace est sans cesse réorganisé. Cette approche permet des espaces plus durables, sans avoir à tout casser au bout de cinq ans et à engendrer du déchet. Avec l’idée que si le magasin disparaissait, il resterait des plateaux vides, des open spaces « capables » (« capable : qui peut contenir […], qui a toutes les qualités requises pour sa fonction », selon le CNRTL, NDLR) et réversibles. Nous n’avons été que très peu destructifs sur ce projet, nous avons surtout retiré, quasiment rien ajouté.
Ce qui est finalement une stratégie récurrente dans votre travail ?
Regarder ce qui est déjà là est la stratégie que nous défendons depuis le début et qui prend de plus en plus de sens aujourd’hui avec l’économie de moyens et la nécessité de ne pas rapporter de matière inutile. Nous tâchons d’amener les clients à envisager les choses de cette manière, à les aider à changer de regard et à les convaincre : curons le lieu et observons l’espace. Ce qui permet également de laisser aux clients de la liberté dans l’aménagement.
Et de ne rien figer contrairement à ce qui se faisait avant dans le retail ?
Dans les années 90 et 2000, les boutiques étaient « surdessinées », n’offrant que peu de latitude pour bouger quoi que ce soit. Nous nous sommes confrontés à un certain nombre de situations où les marques héritaient de lieux ainsi conçus, où il fallait tout casser pour repartir de zéro. Plutôt que de refaire la même erreur, nous préférons être minimaux, non pas pour être dans une esthétique minimale, mais pour être dans une logique du geste minimum afin que le lieu puisse à la fois exister autant que se transformer dans le temps. Nous travaillons des volumes et des surfaces capables, en gardant toujours à l’esprit l’idée de la réversibilité, même si ce n’est pas la commande. Le retail est un domaine très instable. L’idée d’un bâtiment capable commence à entrer dans les esprits.
C’est aussi une stratégie où l’architecte se met en retrait et n’a pas la volonté d’imposer une quelconque patte.
Nous sommes arrivés dans ce milieu sans aucune velléité de faire signature. La notion d’univers est plus importante à véhiculer qu’une image et un logo. Nous étions plutôt en empathie avec celles et ceux qui allaient utiliser le lieu. Nous avons consacré notre énergie à échanger avec les vendeurs et les vendeuses, souvent surpris qu’on leur demande leur avis !
Vous venez d’aménager trois étages à la Samaritaine, côté rue de Rivoli, dans le bâtiment dessiné par l’agence Sanaa et son emblématique façade de verre ondulé. Comment avez-vous appréhendé cette commande ?
Nous avons assumé jusqu’au bout le brief, qui était celui de l’excellence française, de l’image de la capitale. Nous avons joué la carte du collage d’architectures, façon carte postale de Paris, en utilisant les éléments d’une ville fantomatique, en reprenant des clichés parisiens sous forme d’archétypes en plâtre, postmodernes dans leur approche. Ils sont disposés entre un sol et un plafond totalement indépendants l’un de l’autre, perpétuant l’idée qu’ils peuvent disparaître du jour au lendemain pour restituer un plateau capable. Cette esthétique n’était pas une évidence pour eux au départ. Nous y avons réinjecté le travail de recherche autour de la fonderie et de la quincaillerie, que nous avions développé précédemment. On le retrouve de façon ponctuelle dans les cabines sous forme de crochets, de poignées de porte… Du sur-mesure et du fait main, rares dans ce type de lieu.
Les étages aménagés par Ciguë fonctionnent également très différemment des autres niveaux, qui obéissent à des logiques très conventionnelles…
Nous avons joué sur une mise en mouvement du plan, de l’espace, afin de libérer le sol, sans créer d’allée, contrairement au Citadium, où nous avons assumé l’image du parking. Le plan est ouvert, sans ligne droite, ponctué d’éléments disposés de façon organique, mais qui recréent à chaque fois des directions et des vues vers la ville. Nous avons renforcé cette vision urbaine du bâtiment que nous défendons avec vigueur parce que nous ne sommes pas issus de cette culture du retail mais de l’architecture et de l’urbanisme. Ces grands magasins fabriquent la ville, le paysage de la rue. Cette visibilité de l’intérieur vers l’extérieur, et inversement, est très importante pour nous. Nous avons la conviction qu’il faut réécrire cette continuité.
Pour en revenir à l’atelier, Ciguë ne fabrique plus directement, mais avec des partenaires de confiance. Que vous apporte votre expérience dans ces collaborations ?
Nous travaillons avec des partenaires bien plus compétents que nous, car notre savoir-faire est limité. Ce qui nous permet de détendre notre modèle, de l’asseoir de façon plus pérenne et de continuer de proposer aux clients des prototypes à l’échelle 1, de les immerger dans le concret en allant au-delà d’une image. Notre expérience nous permet d’engager avec eux un discours complètement différent, de partager, d’ouvrir le dialogue autour des process, de pousser les curseurs sur des résolutions ou des méthodologies qui sortent des sentiers battus. Cela reste un outil de développement et de préfiguration dans notre pratique. Le sujet de la fabrication et ce goût pour la matière deviennent des portes d’entrée pour trouver des réponses justes.
Cette évolution vous mène également sur le chemin de l’édition…
Nous avons eu cette première expérience avec l’enseigne Merci à travers une grande table vendue à de nombreux exemplaires. Ce qui nous intéresse, c’est de créer et non reproduire. Il faut savoir passer la main. La lampe Tisoffio, un tube de verre que nous avons conçu pour la brasserie Champeaux, d’Alain Ducasse, est désormais éditée chez Viabizzuno. Il est très intéressant d’aller voir les bons partenaires, ceux qui ont les capacités de production que nous n’avons pas. Ce n’est pas notre métier.
Comment avez-vous appris à déléguer ?
S’il cela reste fondateur dans notre histoire, vouloir tout fabriquer nous-mêmes n’est plus un dogme. Nous savons aujourd’hui activer d’autres manières de faire. Pour notre premier projet de boutique à New York, réalisé pour Diane von Furstenberg, nous avons tout fabriqué nous-mêmes, tout monté sur place en trois jours pour nous rendre compte que nous n’avions rencontré personne. En 2019, nous avons refait un loft à SoHo, pour lequel nous avons rencontré des gens extraordinaires avec qui nous avons continué de travailler. Une culture commune se construit et cela devient très enrichissant.
C’est la même histoire à Tokyo, où nous avons pris conscience du très haut niveau d’excellence. Ces collaborations deviennent de vrais ancrages sur place. Il n’y a pas beaucoup de domaines qui permettent d’expérimenter autant que le retail, avec des moyens qu’il n’y a pas ailleurs, des challenges qui sont autres. Toutes ces histoires, toutes ces rencontres ont influé notre façon de travailler et continuent de nourrir une pratique qui fait sens pour nous.
> Plus d’informations sur les réalisations du collectif Ciguë sur leur site.