Dans son dernier ouvrage*, la journaliste Pascale Nivelle raconte à quel point la montagne fut le terrain de jeu favori de l’icône du design Charlotte Perriand. Sa fille, Pernette Perriand, et son gendre, Jacques Barsac, spécialiste de l’œuvre de la designeuse et architecte, nous livrent les moments clés et la philosophie de cette attraction.
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IDEAT : Quel a été le premier rapport de Charlotte Perriand à la montagne ?
Pernette Perriand : Le père de Charlotte était originaire de Yenne, non loin de Chambéry, en Savoie. Enfant, elle passait la moitié de ses grandes vacances là-bas, dans la maison de ses grands-parents. Elle voyait les sommets au loin, qui la faisaient rêver, mais elle n’était pas autorisée à les approcher.
Elle a attendu d’avoir 18 ans pour traverser les Alpes jusqu’en Italie avec une amie et, enfin, partir à la découverte de ces montagnes qu’elle apercevait depuis l’enfance. Après cela, elle n’a plus arrêté d’y retourner… Elle a été l’une des toutes premières femmes à pratiquer l’alpinisme.
IDEAT : Qu’est-ce qui lui a plu dans la montagne ?
Pernette Perriand : C’était incontestablement la liberté, le dépassement de soi et l’idée qu’il fallait atteindre le sommet. En montagne, on ne s’arrête pas en chemin, on ne fait pas demi-tour; on continue jusqu’en haut, quoi qu’il arrive.
IDEAT : Est-ce une maxime qu’elle a ensuite appliquée à d’autres domaines de sa vie ?
Pernette Perriand : Oui, tout à fait. Que ce soit dans le travail ou dans son expérience de la montagne, elle a toujours adhéré à l’esprit de cordée, qui implique de ne jamais abandonner.
Il y a une photo magnifique de Charlotte datant des années 30, où l’on voit six personnes encordées gravissant un sommet et qui symbolise très bien cette idée.
IDEAT : Tout au long de sa carrière, elle a privilégié le collectif ?
Jacques Barsac : Elle a beaucoup travaillé en équipe. C’était une valeur centrale pour elle, que ce soit dans son métier d’architecte, où elle travaillait avec des ingénieurs ou des urbanistes, mais aussi côté design, quand elle était en relation avec des artisans et des entreprises. Elle n’a jamais confié un dessin en disant « Voilà, mon cher, vous me réalisez ça et je reviens la semaine prochaine »….
IDEAT : La montagne, c’est également un rapport au corps très particulier, matérialisé notamment dans le célèbre portrait où on la voit de dos, les bras levés, torse nu, au sommet d’une montagne, face à l’immensité du ciel…
Jacques Barsac : L’un des éléments fondamentaux, vraiment importants de la révolution moderne, c’est un tout nouveau rapport au corps et au mouvement. Et la montagne est un terrain de jeu formidable pour cela. Lorsque vous observez les meubles conçus par Charlotte, il y a toujours du mouvement. Vous avez le dossier basculant, la table extensible… Ça monte, ça descend, ça bouge. Et pour Charlotte Perriand, la montagne incarne justement ce corps moderne où l’on se dépasse, où l’on est mobile, noyé dans l’horizon, dans l’infini.
Pernette Perriand : Il y a une anecdote amusante à ce sujet: à Paris, Charlotte a toujours choisi des appartements au dernier étage. Dans tous les appartements qu’elle a occupés, dans le VIe arrondissement – à Saint-Sulpice, à Montparnasse ou à Saint-Germain-des-Près – elle s’installait systématiquement sous les toits. Elle était fascinée par la question de la lumière et du lointain.
IDEAT : Comment cet amour de la montagne a-t-il infusé son dessin?
Jacques Barsac : La montagne n’est pas orthogonale: lorsque vous regardez une crête, elle n’est jamais purement géométrique, exactement comme dans le design de Charlotte, dont les meubles sont très souvent asymétriques. C’est la liberté plastique de la montagne que l’on retrouve dans son dessin.
IDEAT : En observant le fauteuil en hêtre dessiné pour le projet de logement d’étudiant « La maison du jeune homme », le tabouret Méribel, d’une absolue simplicité, ou le fauteuil en peau de vache, il y a toujours la question de la nécessité, qui est également consubstantielle à la montagne et qu’elle a réussi à transposer dans son dessin…
Pernette Perriand : Oui, complètement. Quand on pense aussi au fauteuil paillé de 1935 ou à d’autres modèles, Charlotte a toujours utilisé des matériaux disponibles et s’est inspirée des meubles vernaculaires comme ceux des bergers. À la fin de la guerre, les tubes métalliques coûtaient trop cher.
Charlotte Perriand va alors utiliser du sapin, parce que c’est le plus économique, mais aussi de la paille et de la peau de vache, avec une démarche pragmatique que l’on pourrait qualifier de paysanne. Parce que Charlotte est une femme pratique, elle s’est toujours adaptée aux lieux et aux conditions économiques.
IDEAT : La montagne a donc été un terrain de jeu idéal pour Charlotte Perriand. Elle la connaissait si bien qu’elle est même allée jusqu’à dessiner des refuges d’altitude…
Pernette Perriand : Dès les années 30, à l’époque où l’alpinisme commence à se développer, Charlotte Perriand est déjà membre du club alpin. L’idée d’un refuge lui est venue le jour où elle a été bloquée par le brouillard avec son groupe sans avoir la possibilité de pouvoir s’abriter quelque part.
Tous ont tourné en rond puis ont fini par construire un igloo pour passer la nuit. C’est à ce moment-là qu’elle a imaginé des refuges se portant à dos d’homme, à base de panneaux ne pesant pas plus de 30 kg, de façon à pouvoir les transporter et les construire facilement dans des endroits réputés être exposés au mauvais temps.
Pour cela, Charlotte Perriand a appliqué les techniques de préfabriqué et a mis au point le « sandwich d’aluminium », constitué de panneaux isolants d’aluminium et de contreplaqué. En 1937, à Paris, sur les quais de la Seine, elle a présenté son premier refuge, Bivouac, en forme de boîte à chaussures au toit incliné. Il a été conçu pour six personnes, de façon à ce que la chaleur des corps le réchauffe en une heure maximum. C’était très ingénieux.
IDEAT : Elle a aussi imaginé le refuge Tonneau, qui sera réalisé bien plus tard…
Jacques Barsac : Oui, elle en dessinera les maquettes avec Pierre Jeanneret en 1938, mais il ne sera jamais construit de son vivant. Son ossature est constituée de douze parois en aluminium. Il est agrémenté de mobilier en bois de sapin.
IDEAT : Ensuite, il y a l’épisode du Japon, où elle va travailler et développer la pratique du ski…
Jacques Barsac : À chaque fois qu’elle arrivait dans un pays, elle se renseignait pour savoir quelle était la plus haute montagne de façon à pouvoir l’escalader, que ce soit en Grèce en 1933 avec le designer Pierre Jeanneret ou, en effet, au Japon en 1940. Trois mois après son arrivée dans l’archipel, elle entraînait déjà des Japonais à faire du ski, ce qui était rare à l’époque.
IDEAT : La montagne a donc été un terrain d’expérimentations pour elle, qui a coordonné le développement de la station des Arcs, en Savoie, à partir de 1967…
Pernette Perriand : Oui, elle a activement participé à la naissance des Arcs 1 800 en dessinant plusieurs bâtiments de la station. Elle a par exemple pensé à y mettre en place des toitures végétalisées, un principe qui n’était alors pas du tout en vogue.
En 1935, Charlotte Perriand avait, fait très extraordinaire, publié dans la revue L’Architecture d’aujourd’hui la photo d’une ferme norvégienne du XVe siècle à la toiture végétalisée (pour l’étanchéité notamment) qui l’avait inspirée. Ce qui est vraiment regrettable, c’est qu’aujourd’hui, aux Arcs, ces toits ont été remplacés par du gravillon.
Jacques Barsac : Ce qui était aussi novateur, c’était l’usage de blocs de salles de bains en polyester pré-assemblés. Il fallait aller vite pour pouvoir livrer le bâtiment à Noël, et cela permettait d’accélérer les choses.
IDEAT : Mais la montagne l’a aussi déçue, surtout en ce qui concerne la question de son aménagement. Elle rêvait de sommets démocratiques et écologiques et a essuyé plusieurs déconvenues.
Jacques Barsac : : Oui, par exemple lorsqu’elle est arrivée sur le chantier de la station des Arcs, l’urbanisme de la station était déjà bien planifié et elle a vu cela comme une redite de la banlieue parisienne à la montagne.
Elle a appelé ça « Créteil-sur-Isère », et s’est alors employée à dessiner des bâtiments collectifs différents, qui épouseraient la pente, et dont tous les appartements auraient une vue sur la nature. Sa préoccupation était que le plus grand nombre de personnes puisse profiter de la montagne tout en la préservant.
IDEAT : Charlotte Perriand était aussi attentive à ce que le tourisme s’inscrive dans l’économie locale et puisse la faire vivre à l’année ?
Pernette Perriand : Tout à fait. Elle souhaitait que les stations puissent vivre en dehors de l’hiver et qu’elles développent une proposition estivale, pour éviter le syndrome des « lits froids ». Avec Roger Godino, le fondateur des Arcs, elle a pensé à implanter un centre de musique, à défendre les balades en montagne… Et il était aussi possible de pratiquer de la gymnastique sur les toits de certains de ses bâtiments à la belle saison…
IDEAT : À l’opposé de ses ensembles des Arcs, son chalet de Méribel est tout en pierre et en bois. Quelle est sa place dans la carrière et dans la vie de Charlotte ?
Pernette Perriand : Lorsqu’elle a commencé à travailler sur la station de Méribel, après la guerre, son promoteur, qui avait fait faillite, n’a pas eu les moyens de la régler et lui a donc proposé de choisir un terrain sur lequel elle a construit un petit chalet avec des matériaux de la vallée, c’est-à-dire avec du bois.
Charlotte Perriand s’est beaucoup baladée dans la vallée pour observer l’architecture traditionnelle des maisons paysannes, dont elle a conservé les murs de pierre arasés mais retiré les planches en bois pour les remplacer par le double vitrage. Ces grandes fenêtres ouvertes sur la nature et cette architecture où se répondent intérieur et extérieur permettent d’observer le ciel, la nature…
C’était un lieu très simple, deux pièces superposées sans cloisons. Une petite volumétrie noyée dans le paysage. Là aussi, elle avait imaginé un toit végétalisé, mais elle a dû s’adapter au cahier des charges de la station et construire un double pente.
Jacques Barsac : Et quand on rentre dans ce chalet, on a l’impression qu’il a été achevé il y a six mois. Il est d’une grande beauté, complètement contemporain, et en même temps très modeste, comme tout ce qu’a fait Charlotte.
> Charlotte Perriand, la montagne inspirée, de Pascale Nivelle, Éditions Paulsen, 224 p. 42 €.
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