Écoles, campus, industries, gares ferroviaires et aéroport, dépôts de bus et centre commerçant ont évidemment été planifiés. On doit à la collaboratrice du maître, l’architecte Jane Drew, responsable des équipes indiennes, la piscine municipale rouge et blanche (1956) encore en fonction, si photogénique avec ses bancs de marbre noir et ses vestiaires jaunes. Le Lake Club (1964), signé Le Corbusier, s’articule lui autour d’un bloc modulable veiné de vitres verticales. On y joue au tennis et l’on déjeune face au Sukhana Lake. Ce bassin artificiel imaginé par l’architecte français avec l’ingénieur en chef du chantier, P.L. Verma, récupère l’eau des collines Shivalik. Éclairée par des lampes en travertin de Le Corbusier, sa rive de 1,8 kilomètre offre une balade circulaire émaillée d’édifices des fifties.
Bien entendu, le règne de l’automobile a été anticipé grâce à un système de voirie très hiérarchisé comptant sept tailles de circulation différentes, depuis le chemin pour piétons jusqu’à l’autoroute, en passant par les longues avenues rectilignes délimitant les secteurs avec leurs angles droits. Sans compter les pistes cyclables et autres sentes en zigzag pour le passage des ânes ! Le trafic actuel s’y écoule donc aisément, d’autant que la signalisation est à peu près respectée à Chandigarh… Un fait rare en Inde !
Les parcs plantés de manguiers, variés en tailles et en caractère, sont autant de poumons verts à l’échelle d’une ville conçue à l’image d’un corps humain. De même, le Modulor est l’étalon à l’échelle de l’habitat avec sa tête (le complexe du Capitole) et son cœur (le centre-ville dans le secteur 17). L’habitat, lui, figurerait les bras et les jambes. Il est hiérarchisé en 14 types : type 1 pour les ministres, type 2 pour les juges et les policiers gradés et ainsi de suite jusqu’au modeste type 14.
Ces quartiers conteneurs s’ourlent tous de murs de verdure. Comme cette unité de type 13 (1956) réalisée par Jane Drew dans le secteur 8 et protégée d’une superbe arche rouge. Les petits fonctionnaires y logent jusqu’à la retraite et ouvrent fièrement au visiteur leur maison avec jardin. Trois générations vivent dans un deux-pièces spacieux doté d’un toit-terrasse, Le Corbusier ayant noté la préférence locale de dormir à la belle étoile… et au frais. D’une propreté méticuleuse, l’intérieur comporte le confort moderne de 1950, avec douche et cuisine de poupée équipée. Selon le plan du maître, Jane Drew a installé aires de jeux, école, marché et ghat indien où l’on porte son linge à laver. Chaque quartier résidentiel est aussi desservi par l’une des 200 stations de bus, elles aussi très soignées.
Il faut imaginer que ce projet extraordinaire est né dans une cabane en tôle construite par l’équipe d’architectes. Restaurée pour devenir le Le Corbusier Centre, elle est dirigée par Deepika Gandhi, également responsable de l’école d’architecture. La jeune conservatrice travaille aussi à la reconstitution de l’historique du chantier de la ville avec l’aide de la Fondation Le Corbusier. Dans ce PC de fortune muni d’ingénieux systèmes de ventilation et de son mobilier d’origine, Deepika Gandhi expose aussi des séries de chaises design dessinées pour la ville : « Je présente les photos du chantier et j’ai rendu au public le grand atelier partagé par Jeanneret et Le Corbusier. »
Elle garde en outre un œil sur la maison de Pierre Jeanneret, où séjourna régulièrement Le Corbusier (secteur 5, n° 57). « Celle-ci est ravagée et seule sa transformation en musée pourrait la sauver. Mais le riche voisinage qui vit pourtant dans des villas réalisées par les deux cousins Jeanneret s’y oppose afin de conserver son entre-soi. »
La capitale de l’État, il faut le rappeler, est administrée par le Panjab (73 %), l’Haryana (24 %) et le gouvernement indien (3 %), chacun se renvoyant la responsabilité de son entretien. La charte rédigée par Le Corbusier, Jeanneret, Drew et Fry – baptisée « Chandigarh Master Plan 2031 » – a toujours force de loi pour les constructions futures. Malgré cela, les édifications sauvages rampent jusqu’au centre-ville. Une grande résidence de Pierre Jeanneret en a fait les frais, récemment rayée de la carte. « Sans autorisation, un promoteur a élevé une horreur à la place. Les travaux ont été stoppés et une action en justice est en cours », admet, un peu gêné, Anurag Agarwal, haut conseiller chargé du patrimoine. « Cette situation a interpellé le gouvernement central, qui a pris récemment conscience de la valeur architecturale de Chandigarh et a imposé des zones protégées. En fait partie le Neelam Theatre d’Aditya Prakash (1961), que nous voulons restaurer, mais le gérant refuse. La population n’a aucune notion de l’intérêt de ce patrimoine. » Si la ville est négligée, son ensemble mobilier dessiné par Le Corbusier et Pierre Jeanneret l’est plus encore. Lors de ventes aux enchères en Europe, en 2010, une plaque d’égout de Chandigarh a été estimée à 17 000 euros. Plusieurs observateurs l’affirment : ces pièces sont le plus souvent volées par de hauts fonctionnaires ou vendues par les administrations incapables d’en estimer la valeur.
À Chandigarh, des fauteuils signés Pierre Jeanneret ou Le Corbusier pourrissent sur les trottoirs ou dans les poubelles. À la bibliothèque de l’université du Panjab – merveille ouverte au public –, une Armless Easy Chair de Pierre Jeanneret gisait attachée par une ficelle au pied d’un bureau cabossé tout aussi authentique. Disparus aussi les bancs en teck à cannage du MLA Hostel, bâti par Pierre Jeanneret (1956) pour accueillir les membres élus des États du Panjab et de l’Haryana. Ce dortoir présente une allure horizontale avec des escaliers de marbre vert, une terrasse devenue un dépotoir et des suites autrefois luxueuses. Seul le mobilier encastré a résisté parce qu’impossible à desceller.
Pourtant, Chandigarh pourrait facilement être entretenue. La ville est riche, extrêmement même, ayant le niveau de vie le plus élevé d’Inde grâce aux impôts et aux loyers sur les biens gouvernementaux – soit sur la quasi-totalité des bâtiments ! « La cité rapporte plus qu’elle ne coûte. Le gouvernement central lui reverse 150 millions d’euros par an sur lesquels la municipalité ne prélève que 100 millions d’euros. Mon département reçoit, lui, 13 millions d’euros », observe Kapil Setia. Cet architecte et urbaniste en chef de la ville de Chandigarh révèle ainsi que « le Master Plan 2031 prévu par Le Corbusier vient d’être modifié, car la densité de la population augmente. Ici, 80 % des gens utilisent leur voiture, aussi prévoyons-nous de désengorger la cité grâce à un métro de 7,2 kilomètres et 500 bus supplémentaires. »
Quel sort attend donc les bâtiments en ruines de l’équipe du maître ? « Depuis un an, un comité de conservation du patrimoine a été validé. Y participent des Indiens revenus de Londres qui paient des fortunes pour une maison construite par Pierre Jeanneret. Ils sont proactifs pour influer sur la protection du caractère unique de la ville, surtout son centre », dévoile Kapil Setia. Ce comité a déterminé quinze constructions des années 50 et 60 devant être restaurées dans les secteurs 1 et 2, proches du complexe du Capitole, et inclut dans ses recommandations la réhabilitation des secteurs 7, 18 et 22. « En Inde, chacun détruit le bâti précédent. Restaurer une maison est une idée très neuve, car, ici, seul le terrain a de la valeur, explique l’architecte en chef. L’autre souci est notre manque d’expertise dans le béton et notre manque de financements pour des travaux si importants. »
Quant au complexe du Capitole, il est au centre d’un inextricable imbroglio. « Mes services n’ont pas accès à l’ensemble de ce site majeur partagé entre deux États. De plus, chacun a grignoté sur le plan originel, ou l’a contourné », détaille Kapil Setia. Enfin, à l’est et à l’ouest, le gouvernement indien abandonne officiellement les secteurs 32 à 56 et va y détruire des unités d’habitation. Ce choix serait justifié par la poussée démographique et le coût de la vie, qui repousse les classes moyennes en banlieue.
Selon Kapil Setia, « on essaie plutôt de coordonner un plan global qui protégera les secteurs 1 à 31 à l’intérieur de l’enceinte verte. Il n’y a là que 20 % de résidences avec écoles, centres médicaux, etc. Nous n’avons donc pas besoin de construire. » En avril 2015, le gouvernement central a acquis 600 hectares occupés par des fermes voulues par Le Corbusier. L’idée : étendre la cité jusqu’aux buildings de verre et d’acier des entreprises de haute technologie françaises, anglaises et allemandes. Chandigarh tresse à juste titre sa nouvelle modernité, mais saura-t-elle préserver son héritage architectural ? Là est toute la question, car son inscription au patrimoine mondial n’a pas le pouvoir de changer les mentalités d’un coup de baguette magique.
* Le Corbusier, Chandigarh and the Modern City, de Hasan-Uddin Khan, Julian Beinart et Charles Correa, en anglais, Mapin Publishing, 240 p.