Décédé en 1965, le maître ne verra pas l’achèvement de cette commande, la plus importante de sa vie. Il lègue une ville aérée, méthodique et basse qui laisse la vedette aux contreforts de l’Himalaya. « Elle est green avant l’heure avec sa ceinture verte de 16 kilomètres de long qui représente 40 % de sa surface totale (140 km2). La verdure forme un sas en regard de la zone industrielle et des fermes qui devaient nourrir la cité », décrit Sangeeta Bagga. Or, malgré la proximité de New Delhi, malgré sa silhouette unique et la célébrité de son concepteur, Chandigarh reçoit peu de visiteurs. Directrice du tourisme, Kavita Singh s’arrache les cheveux : « Nous n’avons aucune structure pour promouvoir la ville ! Il faudrait au minimum un plan touristique, un itinéraire avec des navettes entre les sites, éclairer les plus importants, former des guides. »
Face à ces besoins, l’administration locale freine des quatre fers, interdisant avec zèle l’accès aux bâtiments prestigieux confisqués par les ministres et leurs petites mains pléthoriques. Heureusement, des passionnés organisent un tour off, comme Dominique Waag, directeur de l’Alliance française de Chandigarh, pour qui, « en vélo, par les jardins et le lac, les gens en découvrent le confort, la taille humaine. Les théories architecturales appliquées ici apparaissent ensuite comme autant d’évidences. » De leur côté, les habitants ont « indianisé » le concept autoritaire originel, l’adoucissant à coups d’affiches de cinéma bollywoodien, d’étals, de cuisines de rue où s’agitent commères et gamins en uniformes d’écolier.
Conçue pour 900 000 personnes, la capitale accueille officiellement 1,1 million d’habitants (plus probablement 3 millions…) dans ses 56 « conteneurs de vie familiale » formatés par Le Corbusier. Réduisant les « super blocks » initialement pensés par les architectes Maciej Nowicki et Albert Mayer à des unités plus « intimes », des secteurs de 1 200 mètres sur 800 – au nombre de 56, mais sans numéro 13 –, l’architecte a créé un plan directeur (ou Master Plan) à l’image et à l’échelle des proportions harmonieuses de son Modulor, une transposition du corps humain. « Sa conception anthropomorphique distingue Chandigarh de toutes les villes en damier. Elle coule du nord vers le sud en suivant la piste de l’eau qui se déverse depuis la montagne », détaille Sangeeta Bagga.