Tendance : Carton ondulé, design affûté, le matériau modeste qui fait sensation

Matériau modeste, le carton quitte l’ombre des emballages pour entrer dans la lumière du design. Sculpté par Franck Gehry, détourné par Shigeru Ban, tissé à la Villa Noailles ou transfiguré en argent par Puiforcat, il se révèle fragile, sensuel et incroyablement contemporain.

Il se plie, se froisse, s’empile dans les caves ou les coins d’atelier. Longtemps relégué au pratique et rarement admiré, le carton dissimule pourtant, derrière ses nervures brunes et ses angles parfois abîmés, un potentiel plastique inattendu. Entre hommage silencieux, trompe-l’œil et détournement sensible, décryptage d’un matériau du quotidien, discret, devenu matière à sensations.


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Carton et design : quand Franck Gehry osait la sensualité du kraft

Deux feuilles lisses pour une âme ondulée, le carton kraft joue la modestie mais cumule les qualités. Léger, recyclable, malléable, il porte un nom allemand qui lui va bien : kraft, pour résistant. Un potentiel que Frank Gehry (1929 – ), dès les années 70, décide de traduire en geste. À partir de sa série Easy Edges, il imagine la Wiggle Side Chair, une chaise en carton formée par l’assemblage de multiples couches collées dans des directions alternées. Inspirée du siège Zig Zag (1934) de Gerrit Rietveld (1888-1964), sa silhouette sinueuse, composée de strates visibles, évoque la topographie domestique et impose au carton une sensualité encore insoupçonnée. Pour l’anecdote, cette icône de papier fut d’abord vendue 15 dollars en grande distribution, avant que l’architecte américano-canadien ne la retire lui-même, craignant d’être réduit au seul rôle de designer.

En 50 ans, entre rigueur architecturale et design contemporain, le langage cartonné s’est imposé comme une grammaire à part entière. Pour l’architecte Shigeru Ban, tout  commence en 1986 : « J’ai utilisé pour la première fois des tubes en papier pour scénographier l’exposition “Alvar Aalto: Furniture and Glass” du MoMA à Tokyo. Je n’avais pas le budget suffisant pour réaliser un décor en bois. C’est ce qui m’a conduit à utiliser des tubes en carton. » Douze ans plus tard, il transpose cette intuition en mobilier à travers Carta, une collection d’assises tubulaires en carton aux lignes minimales, rééditée en 2017 par wb form.

Mais c’est à Berlin que Room in a Box, fabricant engagé, prolonge depuis 2015 cette vision dans un registre quotidien et destiné aux particuliers. Leur meubles en carton durable, du lit au bureau, s’affirment sans artifice ni compromis sur l’esthétique. « Nous voulions créer du mobilier à la fois design, qui résistent à l’épreuve du temps et abordable. Et le carton s’est imposé comme la meilleure option »,  explique Gerald Dissen, cofondateur du label allemand. Ici, plus de geste conceptuel, la matière s’exprime avec logique… et en couleur.

Le carton, entre motif brut et œuvre d’art

Le carton ne donne pas seulement matière à travailler, c’est aussi une forme à détourner et à enrichir. Sa trame ondulée et ses nervures brunes deviennent un motif en soi, source d’une esthétique reconnaissable entre toutes. En 2024, le céramiste Jacques Monneraud dévoile sa série trompe-l’œil Carton, façon sculptures ciselées à vif dans du kraft froissé et scotchées à la hâte. Mais l’illusion vacille vite. Une fois en main, l’effet maquette s’efface et la densité de la céramique reprend le dessus.

Derrière son apparente simplicité, la pièce naît d’une exigence extrême. Pour l’artiste, « on peut supposer que le carton, matériau pauvre et souvent abîmé, est facile à recréer, comme si ses imperfections laissaient de la place à la maladresse sculpturale. Or sa nature lui confère une tenue et  des aspérités parfois très subtiles qu’il n’est pas si évident de recréer. » Brun, brut et mat, ce mélange d’argiles à l’aspect fragile porte l’idée d’ancrer l’éphémère dans la matière. « De la même manière que les objets retrouvés dans les tombes des pharaons nous ont informés des usages de l’époque, je m’imagine avec plaisir que l’une des pièces de cette collection pourrait traverser les siècles et témoigner de notre temps. »

À la Villa Noailles le kraft se tisse. Pour la Design Parade 2025, Lisa Bravi et Romain Joly, lauréats du Prix Chanel de Visuel Merchandising, on réinterprété des boîtes en carton en textile avec l’aide de la maison Lognon, maître du plissage. Ces contenants ondulés aux bords froissés et aux couvercles entrouverts, mis en scène dans un intérieur déserté, rappellent notamment l’accumulation de possessions reléguées dans un coin du grenier ou la corvée du déménagement. Tout semble prêt à céder, mais rien ne bouge. Le textile retient la forme et met en valeur le fond. « Nous voulions accorder à cet emballage une nouvelle présence, fragile, presque précieuse. » Le tissu s’impose aux deux designers comme outil de détournement du réel. « Nous l’utilisons pour copier, altérer ou embellir les formes familières, et révéler la poésie cachée dans les détails ordinaires, confie Romain Joly. Ces formes ne sont plus juste des supports, elles deviennent de véritables sujets. »

Du commun au précieux, le carton se rêve également en métal raffiné. À travers la collection Silver Set, l’artiste britannique Rachel Whiteread confie à la maison Puiforcat un exercice de translation :  reproduire les aspérité du carton ondulé, dans lequel elle a façonné carafes et gobelets, en argent massif, matériau si compliqué à manier. Roulé, plié, froissé, le carton devient la muse d’une ligne où chaque cannelure et déchirure sont conservées pour en garder la mémoire. La difficulté ? Conserver l’aspect presque usé des plateaux ponctués des traces des verres qui y auraient été déposés, l’irrégularité des traits de ces objets au luxe inavoué.

Ces trompe-l’œil inspirés révèlent une autre grammaire, où le carton quitte le registre de la fonction pour entrer dans l’imaginaire. Qu’il s’inscrive dans le geste de l’artisan, qu’il soit structure ou inspiration, il impose toujours la même évidence, celle d’un matériau modeste mais riche en émotions.


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